ANALYSES

Haïti, PMA sinistré lieu paradoxal de nouveaux rapports de forces internationaux

Tribune
28 janvier 2010
Haïti a rapidement occupé une place majeure dans l’actualité internationale. En dépit de sa pauvreté, de son absence d’intérêt économique et stratégique, ainsi que de la suspension brutale de toute forme de communication dans les secondes ayant suivi le séisme. Les medias sont les principaux responsables de cet étonnant paradoxe. L’omniprésence des images télévisuelles dans le monde d’aujourd’hui a en effet bouleversé la donne en matière d’information. Une catastrophe donne matière à émotions fortes et durables. Le film d’un drame alimente en continu le voyeurisme et la captation du spectateur. L’indice d’écoute mètre étalon validant la légitimité d’un programme est stimulé par cette information sensationnaliste centré sur le fait divers, qu’il soit individuel ou collectif. Or bien davantage que dans une catastrophe affectant un pays développé il y avait là, à Port au Prince, en dépit des difficultés de communication, matière à nourrir en boucle les petits écrans. Une sorte de surenchère obscène valorisant les situations extrêmes et parfois les plus insupportables, a monopolisé les bulletins d’information pendant quelques jours.

Les responsables politiques du monde entier ont intégré cette donnée dans leurs petits calculs comme dans leurs grands projets. Traumatisée par les medias, et très vite par tous ceux qui vivent avec et dans les meéias, gens du spectacle, et vedettes de la chanson internationale, l’opinion s’est mobilisée. Très vite tous les gouvernements du monde, y compris de façon inusitée plusieurs gouvernements africains, ont réagi. Ils ont signalé leurs dons et initiatives dans les médias de leurs pays respectifs. Allemagne, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Chine, Côte d’Ivoire, Cuba, Espagne, Etats-Unis, France, Israël, Nicaragua, Pays-Bas, Pérou, République Dominicaine, Royaume-Uni, Russie, Sénégal, Venezuela ont combiné l’envoi d’une aide matérielle et celle de journalistes chargés d’en couvrir le déploiement. Au fil des reportages, le sauvetage d’enfants, porteurs d’une charge émotionnelle forte a été plus particulièrement mis en valeur de façon différentielle et nationalisée. L’Espagne a valorisé le petit garçon de deux ans sauvé par les secouristes venus de Valladolid. Alors que les médias anglophones ont privilégié la petite fille sortie des décombres par une équipe australienne. Pays pauvre, Haïti exportait traditionnellement ses enfants donnés par des parents dans le dénuement à des orphelinats privés en contact avec des adoptants de pays riches. Médias télévisuels et politiques ont consacré à ces « orphelins » de la misère un temps d’antenne appréciable.

Cette médiatisation concurrentielle d’une aide qui l’était tout autant s’est faite dans un immense désordre. L’ingérence humanitaire étant l’objectif privilégié chacun a prétendu occuper sa place dans ce qu’il faut bien appeler un marché du drame, et de l’humanitaire. L’engorgement de l’aide en certains point d’arrivée, sur les aéroports de Port au Prince et de Saint Domingue, dans la République Dominicaine voisine, l’absence de logistique cohérente de répartition entre secouristes, urgentistes, et donc les retards à porter secours là où une priorité aurait du s’imposer étaient au bout de l’exercice. Le chaos n’était pas seulement celui d’une capitale détruite. Il était aussi chez les donateurs. La faute en a été attribuée à ce moment-là dans la plupart des médias aux pillages et aux désordres, à la réalité d’un pays sans Etat, aux Nations Unies, qui auraient été à Port au Prince rayées de la carte à l’image de leur siège local aplati par le séisme.

Canada et Etats-Unis ont engagé en s’appuyant sur ce contexte et en parallèle une action humanitaire militarisée. Les Etats-Unis ont envoyé de façon unilatérale leur aide et leurs médecins sur un porte-avion nucléaire accompagnés de plusieurs milliers de fusiliers marins. Ils ont pris en mains l’aéroport de Port au Prince. Les Canadiens ont eux débarqué à Jacmel avec 2000 hommes. La République Dominicaine voisine a installé à Jimani sur la frontière un hôpital d’urgence et accueilli plusieurs milliers de blessés dés le premier moment. Le Brésil, responsable de la force des Nations Unies, la MINUSTAH, déployée depuis 2004, a protesté après « l’OPA » des Etats-Unis sur l’aéroport de la capitale. La MINUSTAH et ses 6956 hommes ont une expérience du terrain qu’elle a pacifié. Elle a maintenu l’ordre pendant six ans. Ses médecins argentins ont les premiers apporté des soins aux sinistrés. Elle a installé les premiers secours alimentaires. Elle a regretté la distribution de drapeaux des Etats-Unis par les forces nord-américaines. Le Brésil a rapidement suivi Canada et Etats-Unis dans leur méthode et annoncé le doublement de ses casques bleus sur le terrain pour accompagner son aide.

Le sinistre a ainsi donné lieu à une redéfinition du pouvoir régional et international d’abord par les Etats-Unis qui ont fait une démonstration de force, militaire, humanitaire et médiatique. Bien qu’humanitaire l’opération a été tout aussi unilatérale que celle guerrière de 2003 en Irak. Elle s’inscrit dans le contexte paradoxal pour le président démocrate Barack Obama, de l’interprétation offensive de la doctrine Monroë donnée par Théodore Roosevelt, l’un de ses lointains prédécesseurs républicains en 1904, sous forme de corollaire. Elle permet de mieux comprendre le sens politique et diplomatique de l’accord de coopération militaire signé avec la Colombie en 2009. Les raisons en sont sans doute multiples, d’ordre politique (répondre à l’attente des électeurs noirs traditionnellement mobilisés par Haïti), électoral (consultation partielle au Massachussetts), sécuritaire (bloquer à la source un afflux potentiel de réfugiés de la mer), diplomatiques (affirmer un leadership moral en conformité au prix Nobel de la paix attribué à un président militairement tout aussi engagé que son prédécesseur), régional en signalant le retour spectaculaire de l’Amérique du Nord dans l’hémisphère occidental.

Deux autres acteurs régionaux ont eux aussi marqué leur territoire. Le Canada a tenu à perpétuer son influence dans un territoire où elle lui a toujours été reconnue. Le Canada est en effet comme Haïti, membre de la Francophonie. Il accueille sur son territoire plusieurs dizaines de milliers de Haïtiens. Comme en 2004 il est intervenu, militairement et humanitairement, à la périphérie de la zone des Etats-Unis, à Jacmel, au Sud de la capitale. Le Brésil avait fait en 2004 un investissement diplomatique inédit, alors critiqué par le Venezuela, en prenant la direction de la MINUSTAH. Aucun pays d’Amérique latine n’avait avant 2004 pris la direction d’une opération de paix. Il a défendu becs et ongles ses prérogatives, sa légitimité à gérer et coordonner l’aide internationale. Cet investissement a pris d’autant plus de poids qu’il a annoncé une aide matérielle importante et le doublement de ses casques bleus qui devraient passer de 1200 à plus de 2000. Le Conseil de sécurité, réuni le 19 janvier 2010, a sanctionné ce rapport de force. Il a cautionné le rôle central du Brésil et décidé l’envoi de 3500 casques bleus supplémentaires. Canada et Etats-Unis se sont concertés et ont établi une forme d’association avec la MINUSTAH. La conférence des donateurs, préparée et présidée par le Canada, en concertation avec les Etats-Unis et le Brésil, s’est réunie à Montréal le 25 janvier 2010. Le premier ministre haïtien, Jean-Max Bellerive, est arrivé dans un avion des forces aériennes canadiennes.

Près de quinze jours après le tremblement de terre, cette crise humanitaire a accouché de nouveaux rapports de force régionaux comme internationaux. Les Etats-Unis ont confirmé leur distance à l’égard des Nations unies. Ils coopèrent éventuellement avec elle, mais gardent leur autonomie d’appréciation et de décision. Ils ont par ailleurs réussi à faire passer par leur maîtrise de l’information, en particulier en Europe, le message d’un nouveau leadership humanitaire, bienveillant mais hiérarchisé. La priorité donnée par leurs aiguilleurs aux avions transportant la secrétaire d’Etat , Hillary Clinton, et des journalistes, sur des avions de secouristes, regrettée par MSF, n’a pratiquement pas été reprise sur les grandes chaînes de télévision françaises par exemple. Ils ont malgré tout sur un terrain d’influence traditionnel été contraints de faire une place à d’autres comme en 2004. Canada, Brésil, et avec le Brésil, l’ONU, ont en effet en affichant détermination, matériel et soldats, préservé pour l’un et acquis pour l’autre une place dans le jeu diplomatique. La France en revanche à la différence de la crise antérieure, en 2004, s’est trouvée hors jeu du fait de nouvelles concurrences mais aussi de son absence de réaction et de propositions articulées sur un acte régalien fort. Les deux soldats français qui seuls étaient au sein de la MINUSTAH à la veille du tremblement de terre n’ont pas été renforcés. La France qui a intégré l’OTAN et qui a signé un partenariat stratégique avec le Brésil, n’a semble-t-il pas voulu ou su jouer l’une ou l’autre de ces cartes pour rester présente et influente en Haïti comme en Amérique latine.



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