ANALYSES

La Défense britannique dans la tourmente électorale

Tribune
16 octobre 2009
Par [Bruno Carré->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=carre], chercheur associé à l’IRIS
Dans ce contexte, les débats sur l’intérêt mais aussi et surtout la capacité du Royaume-Uni à participer plus ou moins activement à telle ou telle opération, aux cotés de tel ou tel allié ou au sein de telle ou telle coalition agitent régulièrement les cercles politique, administratif et militaire de Westminster et de Whitehall comme ceux de l’industrie britannique, prise au sens large.
Souvent alimentés par des « fuites » savamment contrôlées et non moins savamment commentées par des articles de presse dont on ne sait jamais quels intérêts ils servent, ces débats deviennent particulièrement acrimonieux en période électorale.
C’est ainsi qu’en 1984, le « pacifisme » du « vieux » parti travailliste et de son leader de l’époque Michael Foot a pesé lourd dans la bataille électorale qui l’opposa alors aux conservateurs menés par une Margaret Thatcher très attachée à la grandeur de la Grande-Bretagne et à sa puissance militaire retrouvée après la reconquête des Malouines. En est-t-il de même aujourd’hui ?

Bien que dans un environnement stratégique mondial radicalement différent, la réponse est oui, sans hésitation, et ce d’autant plus que les opérations extérieures, hier en Irak, aujourd’hui en Afghanistan ne sont pas considérées par le public comme des succès évidents !
D’abord opérations de guerre presque conventionnelle, elles sont devenues au fil des années des opérations de contre-insurrection et de rétablissement de longue durée des cadres institutionnels et économiques dans des pays forts lointains, et dont le Britannique moyen retient qu’elles coûtent très chers, trop cher, en hommes d’abord et en dotation budgétaire ensuite, pour des résultats très contestables et ce, dans un contexte socio-économique déprimé dont il fait les frais au quotidien.
Ainsi donc depuis six mois on assiste à une déferlante de déclarations et d’articles de géopolitique sur l’état de la relation spéciale, le futur de l’OTAN et de l’UE ; de rapports critiques sur la soi-disant phobie de Gordon Brown pour les militaires et l’indécision du Premier ministre quant au renforcement de l’engagement en Afghanistan ou du désengagement (1) et sur le manque de moyens ; enfin de pressions de l’industrie sur la politique d’acquisition et le financement à long terme de grands programmes. Ces actions de lobbying sont bien sûr exercées sur le Cabinet en place mais plus encore sur le Cabinet fantôme, hâtivement désigné par tout un chacun vainqueur des élections du début mai 2010.
À ces offensives de tactique électorale, de plus ou moins bonne foi, vient tout d’abord s’ajouter, la réactivation de l’enquête sur BAE Systems suspectée de corruption dans plusieurs pays, en particulier en Arabie Saoudite. De facto si ce n’est encore de jure , elle implique Tony Blair dont on sait qu’il avait en son temps réussi à interrompre la procédure judiciaire en invoquant la sacro sainte sécurité nationale. Lui-même déjà soumis à une enquête sur les raisons qui l’ont poussé à impliquer la Grande Bretagne dans les opérations en Irak, cette affaire intervient très opportunément au moment où l’ancien Premier Ministre est pressenti pour être candidat à la présidence putative de l’Union Européenne ex post Traité de Lisbonne. L’une et l’autre suspicion font quelque peu ombrage à son image médiatique de responsable fiable, fringant et charismatique, digne représentant d’une Europe revisitée !

Ensuite, le leader de l’opposition, David Cameron, a cru faire un « coup » en annonçant, lors de la conférence du parti conservateur il y a deux semaines, la nomination du General Sir Richard Dannat – encore chef d’État-major de l’armée de terre, il y a quelques semaines à peine – comme conseiller militaire du cabinet et donc ministrable. Dans l’esprit du chef de l’opposition, cette manœuvre s’inscrivait comme une réplique aux nominations de personnes éminemment compétentes dans le cadre de la politique dite de « government of all the talents (GOAT) » initiée par Gordon Brown. Cette annonce s’est en fait révélée être une erreur politique.
En effet, le très respecté et aimé général Dannat, ne s’étant jamais privé de critiquer la politique de Gordon Brown en Afghanistan, personne n’imaginait qu’il ne le faisait autrement que dans la plus stricte indépendance du pur soldat. De surcroit, Sir Richard est pressenti pour être anobli et accéder au titre de Pair du Royaume, ce qui jusqu’à présent impliquait pour les militaires retraités un certain devoir de réserve et ne pas prétendre à des postes ministériels. La plupart des observateurs estiment donc que ce ralliement et cette nomination est choquante, qu’elle ajoute au malaise ambiant et qu’elle laisse désormais planer une suspicion de partialité politicienne chez des officiers généraux dont la seule loyauté politique doit être envers la Couronne. Notons avec intérêt toutefois que Lord West, ancien « First Sea Lord » est pourtant bien aujourd’hui secrétaire d’État à la sécurité du gouvernement Brown (!?). Vrai débat ou fausse polémique, les électeurs jugeront.

Malgré tout, dans ce capharnaüm et cette cacophonie sécuritaire trois points forts de géopolitique et de géostratégie émergent et qui méritent attention car a) ils pèseront dans la balance du jeu politique intérieur et b) ils peuvent bénéficier à la France et à ses efforts permanents pour relancer la coopération entre les deux pays :
– La politique extérieure britannique, qu’elle soit menée par les travaillistes ou par les conservateurs demeure fidèle au concept d’une Europe dont l’objectif est avant tout de faciliter les transactions financières, commerciales et industrielles, et donc d’accroitre la richesse de chacun et de l’ensemble. Les Britanniques restent extrêmement réticents à une plus grande intégration et surtout à tout ce qui peut diminuer leur capacité à déterminer leur futur ailleurs qu’à Westminster. Les fantômes d’Henry VIII et de Churchill rôdent toujours dans les caves de Whitehall ! Ceci explique sans doute que les militaires, surtout ceux de l’État-major restent extrêmement sceptiques sur l’intérêt d’un réel rapprochement et réticents à toute collaboration structurelle avec qui que ce soit hors les États-Unis, l’Australie et le Canada !
En revanche, la classe politique comme l’administration civile sont favorables à un élargissement des coopérations bilatérales, notamment dans le domaine de la défense et de la sécurité. Il fait peu de doute que la France est le partenaire européen privilégié et que cette position peut et doit être amplifiée.
À cet égard un article récent de Sir Malcolm Rifkind, parlementaire conservateur très écouté, ancien ministre des affaires étrangères et de la défense de Margaret Thatcher mérite attention (2). Il reconnaît que la Grande-Bretagne ne peut plus s’offrir le luxe d’une dissuasion nucléaire, de porte-avions, d’avions de combat ultra sophistique, etc. Il recommande donc une collaboration renforcée avec la France et une spécialisation capacitaire des quelques Etats membres qui détiennent une vrai capacité militaire, selon leurs besoins propres et leurs spécificités (ex. Royaume-Uni, opérations et moyens navals, Allemagne, opérations et moyens terrestres).
– En réponse et comme soutien aux initiatives de dénucléarisation de la planète du président Obama, Gordon Brown a annoncé il y a quelques jours la réduction de 25% du nombre de têtes nucléaires et confirmé la très forte probabilité de ramener le nombre de ses SNLE de quatre à trois. Cette initiative, mélange d’idéalisme et de réalisme budgétaire résistera-t-elle au rationalisme des fonctionnaires, notamment du « Foreign & Commonwealth Office » et au réalisme des militaires ? Rien n’est moins sûr, surtout si de surcroît le programme des porte-avions et des avions JSF étaient reporté sine die . L’imagerie populaire de la puissance (et la légitimité de certaines alliances) s’accommode mal des progrès technologiques qui pourtant permettent sans doute aujourd’hui de se passer de tout un arsenal tout en conservant une capacité égale voire supérieure de dissuasion et de projection. Le General Lord Charles Guthrie lui-même (ancien Chef d’État-major des armées) posait récemment la question du besoin réel en super porte-avions ( sic ) et avions, voire d’une force de dissuasion dite indépendante (3).
– La question de la politique d’acquisition est depuis trente ans à l’ordre du jour et un sujet de réflexion permanente au MOD (Ministry of Defence), et de profits pour les consultants. Rien de très choquant en soi dans la mesure où, qu’on le veuille ou non, l’acquisition de systèmes d’armes et/ou de capacités militaires ne relève pas du simple commerce de détail mais reste le résultat d’un écheveau souvent inextricable d’impératifs militaires ( lato sensu ), technologiques, géopolitiques, budgétaires et industriels.
À cet égard, le rapport de Bernard Gray, d’abord chargé de mission du pénultième ministre de la Défense, John Hutton, et aujourd’hui conseiller du secrétaire d’état chargé des réformes de la politique d’acquisition, Lord Drayson, (ancien secrétaire d’Etat aux acquisitions, une fois remercié mais récemment revenu en grâce) tout juste rendu public (bien qu’expurgé) porte un coup de grâce aux variations sur un thème de la politique britannique dans ce domaine. Le rapport révèle, entre autres, un déficit cumulé de financement de l’ordre de £35 milliards sur les programmes envisagés et un retard d’au moins cinq années dans les délais de livraison des équipements ! Le MOD ne pourrait en fait payer que £5 milliards par an d’équipements contre les £10 milliards requis pour mener à bien tous les projets.
L’on savait déjà grâce notamment aux rapports de la commission parlementaire de la défense et de la cour des comptes britanniques qu’une inimaginable gabegie sévissait un peu à tous les étages de Whitehall, due tout autant à l’indécision du client final, les militaires, qu’à l’incompétence des services d’acquisition, qu’au surnombre de fonctionnaires de la défense, qu’à une invraisemblable politique industrielle tantôt furtive tantôt déclarée dommageable à tous et ne profitant à personne. Les autorités ont maintenant indiqué qu’elles mettraient les recommandations de Bernard Gray en application (4) à l’exception de l’externalisation des services d’acquisition, ce qu’une partie de l’industrie regrette déjà vivement. Il n’est pas exclu que si et quand les conservateurs arrivent au pouvoir ils décident d’appliquer également cette mesure de choc. En tout état de cause, l’inadéquation des moyens aux fins va nécessiter une énième réforme, des coupes sombres dans certains grands programmes et susciter un regain d’intérêt pour des collaborations aux contours parfaitement déterminés et qui rendent certains projets abordables et livrables rapidement. Là encore la France a un rôle à jouer.

Une chose est certaine, à l’issue des élections, le Royaume-Uni engagera une nouvelle revue de défense. Jusqu’aux élections et plus que jamais, tous les moyens et les canaux de communications, notamment avec l’opposition, devraient donc être utilisés pour faire valoir les atouts des coopérations stratégiques, capacitaires et industrielles avec la France. Peu importe que le futur cabinet soit eurosceptique ou europhobe dés lors que, dans l’intérêt bien compris de la France, elle reste le partenaire européen privilégié de son incontournable vieille rivale.

(1) Il vient juste de décider l’envoi de 500 hommes supplémentaires sous réserve qu’ils soient proprement équipés !
(2) Britain must work with Europeans on defence, Malcolm Rifkind, Financial Times, dans le dossier special “what is the military for? 15 juillet 2009.
(3) “Where Britain should cut to defend the realm?”, Financial Times, dans le dossier special “what is the military for? 28 juillet 2009.
(4) Nous renvoyons le lecteur intéressé aux 296 p du rapport disponible sur le site web du MOD UK.