ANALYSES

Européennes 2009 : la campagne électorale qui n’aura pas eu lieu

Tribune
5 juin 2009
Faut-il s’en étonner ? S’en offusquer ? Ou bien simplement prendre acte de la difficulté, de l’incapacité ou du refus d’une grande partie des acteurs politiques institutionnels et des médias à parler véritablement des thématiques européennes et à jouer le jeu d’une campagne électorale européenne. Sur le plan politique, ces élections, comme les précédentes, n’auront pas échappé à la règle des discours stéréotypés et des formules aseptisées répétés sans fin. Europe politique, Europe sociale, Europe protectrice, Europe démocratique, etc., ces termes aux fondements si peu assurés et aux usages polysémiques semblent flotter dans les espaces publics nationaux censés accueillir et faire vivre le débat européen. Ces termes occupent l’espace des discours politique sur l’Union européenne sans autres effets et sans autres ambitions que s’éviter de parler de façon réfléchie et « conflictuelle » de l’objet européen. On répète des slogans routinisés en somme, comme pour mieux garder le silence sur les réalités européennes. Le florilège des poncifs sur l’UE ne se réduit pas cependant aux acteurs politiques. Les commentateurs n’auront cessé, eux-aussi, de prononcer des analyses aussi pauvres en contenu que répétitives.

Cette (non-)campagne électorale a finalement reposé sur l’effet de répétition d’un nombre limité de formules et d’analyses faisant vaguement référence à l’Europe – et souvent en négatif d’ailleurs. Autant de formules qui auront saturé l’espace public au point de rendre inaudible les quelques discours articulés sur le rôle du Parlement dans l’UE. La prolifération inédite, et bienvenue au demeurant, des sites d’informations et de débats consacrés aux élections européennes n’aura produit qu’un nouveau dispositif de répétition dont l’effet principal aura été d’amplifier le bruit de fond politico-médiatique européen.

Une fois de plus, au terme de cette séquence européenne, on aura compris que l’« Europe » n’intéresse pas les citoyens, qu’il n’y a pas d’incarnation européenne, que le fonctionnement de l’UE est opaque et qu’il convient de l’expliquer encore et encore aux citoyens, qu’il existe un déficit de pédagogie à propos des institutions européennes qui est préjudiciable à l’« Europe » ; on aura également (ré)appris qu’il n’existait pas de peuple européen, pas d’espace public européen, pas de démocratie européenne, ce qui expliquerait notamment que la campagne n’ait jamais démarré et qu’elle soit restée, une nouvelle fois, cantonnée à des enjeux purement nationaux ; on aura retenu, jusqu’aux prochaines élections européennes du moins, que le Parlement européen dispose de compétences de plus en plus étendues, que celles-ci seront renforcées par l’entrée en vigueur éventuelle du traité de Lisbonne, que les prérogatives du Parlement concernent directement et pratiquement la vie quotidienne des citoyens européens et qu’il s’agit de l’institution européenne la plus démocratique parce que la seule issue du suffrage universel ; enfin, si par malheur le taux d’abstention aux élections européennes devait effectivement être important, ce ne sera pas faute d’avoir été prévenu. A tel point d’ailleurs que les effets politiques d’un éventuel fort taux d’abstention sont quasiment déjà neutralisés parce que déjà programmés, et donc intégrés comme une donnée. Les enjeux autour de l’abstention attendue consisteront davantage à observer dans quelle mesure les commentaires réalisés au soir des élections parviendront, au terme d’un discours circulaire, à renverser ce qui était présenté jusqu’alors comme les causes de l’abstention en conséquences de celle-ci.

De la difficulté à parler de l’Union européenne

Le déroulement et la rhétorique de cette (non-)campagne sont d’autant plus surprenants qu’ils sont le fait des acteurs eux-mêmes de cette séquence électorale, à savoir les candidats et leur parti politique, les commentateurs et les instituts de sondage. Après avoir imposé le rythme et le niveau de la campagne – celle qui n’a pas démarré et qui n’intéresse personne donc –, et après avoir martelé des discours sur, justement, le manque d’intérêt des citoyens européens pour la campagne électorale, sur l’Europe qui ne fait pas rêver, même si « elle est notre avenir », sur la campagne électorale qui ne démarre pas, sur le détournement purement national des enjeux de l’élection ou encore sur la perspective d’une abstention record, ces mêmes acteurs n’ont eu de cesse de rappeler, malgré tout, pour convaincre leurs électeurs autant que pour se convaincre eux-mêmes d’ailleurs, l’importance fondamentale du Parlement dans le système politique européen et donc l’impérieuse nécessité pour les citoyens de se rendre aux urnes, et ce afin d’influencer la composition politique de la future assemblée et donc la nature des décisions qui y seront adoptées.

Comme à chaque élection européenne cependant, on semble redécouvrir des phénomènes qui sont pourtant le produit de réalités institutionnelles, sociales et politiques structurelles. Et si l’on observe autant de difficultés à parler de l’Europe au cours de ces élections européennes, comme au cours des précédentes, la raison n’est peut-être pas à chercher en permanence du côté des récepteurs de messages européens (les citoyens-électeurs), comme le laissent entendre trop souvent les producteurs de messages et de discours sur l’Europe. Confortés par des sondages nationaux ou européens (eurobaromètre) répétant obstinément, élections européennes après élections européennes, que les citoyens ne sont pas assez informés sur les institutions européennes, ces producteurs de discours européens ne cessent de pointer du doigt des citoyens-électeurs désintéressés, incompétents et peu au fait des thématiques européennes, se dédouanant ainsi à moindres frais de leur propre responsabilité dans cet état de fait. Par-delà la faiblesse des ressources et des moyens matériels engagés par les partis politiques pour faire vivre la campagne européenne, on pourrait également suggérer l’hypothèse selon laquelle l’indifférence et l’inaptitude des citoyens, ou du moins ce qui est mesuré comme tel par les études d’opinion, n’auraient d’égal que l’indifférence et l’inaptitude de nombre de producteurs de discours et d’analyses sur l’Europe, classe politique et commentateurs en tête. Il est beaucoup plus aisé, en effet, lorsqu’il s’agit de mener une campagne européenne ou de la commenter, de mobiliser des réflexes politiques et des schémas d’analyse purement intérieurs et nationaux que d’élaborer et de proposer des grilles de lecture reposant sur un savoir et une véritable réflexion sur l’objet Europe. Ces acteurs ont beau jeu de renvoyer les citoyens européens à leur manque d’appétence pour la chose européenne ou de stigmatiser un détournement de l’élection à des fins nationales lorsqu’ils ont eux-mêmes participé à construire les conditions de possibilité pratiques et intellectuelles d’une telle interprétation.

Ainsi, l’état de la campagne traduirait autant l’absence d’intérêt réel d’une grande partie des acteurs politiques et des commentateurs à l’égard de l’objet européen que leur désarroi devant l’obligation qui leur est faite, tous les cinq ans, de devoir composer avec l’irruption des citoyens dans les affaires européennes. S’il leur est facile de consacrer une présidence de l’UE, il leur est en revanche plus délicat de faire droit à l’expression de la multitude européenne. La réalité européenne leur échappe et les mots pour la saisir avec. Les élections européennes seraient pour eux comme un mauvais moment à passer en somme, qui justifierait leur relatif silence et leur faible investissement. Ce désarroi trouve d’ailleurs son expression la plus caricaturale dans certains résultats de sondages réalisés à l’occasion des élections. Comment comprendre, en effet, les attentes d’« Europe » des citoyens européens mesurées par de nombreuses enquêtes d’opinion (1) quand, dans le même temps, ces enquêtes s’attachent depuis des semaines à nous révéler que non seulement l’UE n’intéresse pas les citoyens, mais surtout qu’ils n’en comprennent pas le fonctionnement ? Comment nourrir des attentes à l’égard d’un objet dont on ne maîtrise pas le fonctionnement et dont, de toute façon, on ne se soucie guère ? Une autre question à laquelle la (non-)campagne qui s’achève n’aura pas fourni de réponse.


(1) Voir par exemple, s’agissant des Français, la dernière Etude eurobaromètre flash n° 230, mai 2009, « Quelle Europe : les Français et la construction européenne » : http://ec.europa.eu/france/pdf/eurobarometre-mai2009_fr.pdf