ANALYSES

Obama et les photos de torture en Irak

Tribune
22 mai 2009
Les idéalistes se désoleront que l’angélique Obama cède à la pression de ses généraux, se « bushise » et se convertisse à la Realpolitik . Les réalistes, justement, rappelleront un peu cyniquement qu’il n’est de politique des bonnes intentions qui n’ait ses limites : en particulier l’impossibilité de faire la guerre en donnant des armes à ses ennemis, y compris les armes du droit qui le protègent et celles de l’image qu’il peut retourner pour sa propagande. Après avoir accepté fin avril la publication des photos, autorisée par un tribunal, ce qui n’est pas rien dans le système US, la Maison Blanche a donc fait marche arrière. Ce n’est pas une décision prise à la légère puisque Obama a longuement regardé ces photos et consulté des conseillers avant de faire son choix.

La question « une image peut-elle faire perdre une guerre ? » revient brusquement vers l’homme qui fonde justement toute sa politique sur l’image (la sienne certes, mais aussi celle d’une Amérique recouvrant son exemplarité et donc son soft power de séduire et d’attirer).

Une démocratie peut-elle tout laisser voir ? Y compris les victimes qu’elle fait et les victimes qu’elle subit ? La question s’était posée après la guerre du Vietnam durant laquelle photographes et cameramen avaient pu librement circuler et rapporter des images poignantes comme une petite fille courant sous le napalm ou un prisonnier vietcong exécuté d’une balle dans la tempe. Ces icônes avaient incarné aux yeux du monde entier la brutalité du conflit réduit par l’objectif à la figure du bourreau et de la victime. Avec les ravages que l’on sait sur la légitimité des USA aux yeux de l’opinion domestique ou extérieure. La riposte des stratèges américains a consisté au cours des conflits suivants à contrôler la circulation de ces images révélatrices et symboliques à la fois, soit en imposant leurs « tuyaux » (prédominance de CNN lors de la première guerre du Golfe), leur « code » (pas de morts visibles après le 11 Septembre pour « ne pas donner cette satisfaction aux terroristes » ), ou leur angle de vision (reporters « embedded », c’est-à-dire « incrustés » dans les corps de troupe dans la guerre d’Irak).

Mais il ne suffit pas de diriger les caméras vers les bonnes images (avec un succès relatif quand on est confronté à la concurrence d’Al-Jazeera, par exemple).

Encore faut-il contrôler les images que produisent ses propres troupes, au moment où la révolution des technologies de l’information (numérisation +Internet) transforme tout GI en reporter virtuel. Lors de l’affaire des sévices à Abou Ghraïb en 2004 (deux matons pervers prenant des photographies de prisonniers irakiens humiliés et torturés pour pimenter leurs ébats sexuels), on avait réalisé la force de l’équation : « sadique + numérique = symbolique ».

Que deux soldats (sur 135.000 engagés alors) se soient rendus coupables de ces horreurs et qu’ils aient pris des photos qui n’avaient pas tardé à circuler sur la Toile, voilà qui avait davantage pesé que les 110.000 Irakiens sans doutes tués lors de l’offensive, mais hors champ des caméras. Une photo célèbre en particulier, un prisonnier nu à la fois atteint dans sa dignité (un slip sur la figure), tourmenté par des électrodes et placé les bras en croix comme un Christ, était devenue emblématique de tous les ressentiments contre la guerre américaine, comme l’image du petit Mohamed tué dans les bras de son père lors de la seconde Intifada, résumait tous les ressentiments du monde arabe envers Tsahal. La victime figée par la photo permet toutes les identifications et donne un corps douloureux à l’idée des crimes de l’adversaire.

Comme l’écrivait Mc Luhan (dans Understanding Media en 1968) « Les guerres chaudes du passé se faisaient au moyen d’armes qui abattaient l’ennemi homme par homme. Même les guerres idéologiques consistaient au XVIII° et XIX° siècle à convaincre les individus un par un d’adopter un nouveau point de vue. La persuasion électrique par la photographie, le cinéma et la télévision consiste, au contraire, à plonger des populations tout entières dans une nouvelle imagerie . »

Depuis, le pouvoir de cette imagerie s’est amplifié : chacun peut produire de telles images (ainsi avec un téléphone portable comme l’anonyme qui a révélé les séquences complètes de l’exécution de Saddam Hussein bien plus choquantes que la version officielle). Celui qui contrôle militairement le territoire ne le contrôle pas médiatiquement : il ne peut pas empêcher les images de circuler par les télévisions satellites ou par la Toile. Du reste, il ne serait pas impossible que les images « interdites » de sévices se retrouvent un jour sur le Web comme on l’a vu dans d’autres cas.

Barack Obama – déjà embarrassé par l’imbroglio du statut juridique des prisonniers jihadistes « combattants illégitimes » – avait autorisé la publication de rapports de l’administration précédente détaillant les méthodes employées lors des interrogatoires de « terroristes ». Mais dire une chose et la laisser voir en est une autre (même si, paraît-il, les photos interdites sont beaucoup moins choquantes que celles de l’affaire d’ Abou Ghraïb en 2004). L’homme de la transparence connaît les dangers du visible. Il y a une question de fond : comment se fait-il que les démocraties torturent, même si ce n’est guère efficace stratégiquement et même si c’est contre-productif politiquement ? Mais il y a aussi une question de forme, ou plutôt sur le pouvoir de la forme : quand le but de la politique, y compris de la guerre, est devenu de produire une image rassurante ou attirante (liberté contre terrorisme), peut-on tolérer des images dotées d’une redoutable faculté de révélation et de contagion ?

« La publication de ces photos n’ajouterait rien à notre compréhension de ce qui a été exécuté par un petit nombre d’individus », et pourrait « enflammer encore le sentiment anti-américain et mettre nos troupes en danger » a déclaré Obama. Il paye là la contradiction d’une guerre « anti-hostilité », qui a justement pour but de combattre ces sentiments anti-américains.