ANALYSES

Chine : vers une cooptation internationale par les États-Unis ?

Tribune
15 mai 2009
Si les relations bilatérales sino-américaines sont structurellement ambivalentes, plusieurs dynamiques incitent Obama à répondre positivement au défi de l’émergence de la Chine comme puissance globale.


Des relations structurellement ambivalentes

Les relations bilatérales sino-américaines sont structurellement ambivalentes, oscillant de la compétition au partenariat, car l’interaction des intérêts nationaux des États-Unis et de la Chine couvre le spectre de la concurrence à la mutualité.

Certes, il existe une synergie commerciale et financière, source de coopérations, entre les Etats-Unis et la Chine. L’expression « Chinamérique » exprime cette interdépendance. La Chine est le premier partenaire commercial des États-Unis, leur premier bailleur de fonds et le premier détenteur de bons du Trésor américain. La consommation américaine dépend des exportations chinoises. La Chine soutient le dollar américain en finançant la dette publique des États-Unis. Ces derniers ont donc intérêt à l’intégration réussie de la Chine au sein du système économique mondial. Inversement, les États-Unis sont le premier débouché commercial de la Chine et la première destination de ses investissements. La croissance chinoise dépend de la vitalité du marché américain. La stabilité politique même du régime chinois dépend (de l’entretien du sentiment national et) indirectement de la consommation américaine : en effet, la croissance économique est la condition de la stabilité sociale, donc politique, de la Chine ; or, cette croissance est tirée par la consommation américaine.

Mais toute interaction s’accompagnant de frictions, cette synergie commerciale et financière est aussi source de tensions. Les cigales américaines consomment et s’endettent pendant que les fourmis chinoises épargnent et accumulent les réserves de monnaies étrangères. Le déséquilibre de la balance commerciale dépasse les 250 milliards de dollars. Cette structure asymétrique des échanges commerciaux est crisogène. Les dirigeants américains reprochent à leurs homologues chinois de sous-évaluer le renminbi yuan et de subventionner certaines industries stratégiques pour soutenir les exportations et pénétrer les marchés manufacturiers étrangers. Les salariés et les consommateurs américains qui subissent les pratiques commerciales chinoises – pression des exportations, dumping commercial, investissements des fonds souverains et des entreprises d’État, délocalisations, nocivité de certains produits – manifestent un nationalisme économique anti-chinois virulent. Rééquilibrer les échanges bilatéraux est d’autant plus difficile que le régime chinois restreint l’accès à son marché intérieur, freine l’ouverture de ses marchés financiers et ne protège pas suffisamment les droits de propriété intellectuelle – ce qui encourage le piratage et la contrefaçon et dissuade les investissements américains. De l’autre côté, la nervosité des dirigeants chinois est palpable. La récession économique fait chuter les exportations et attise la compétition entre factions rivales au sein du comité permanent du bureau politique du Parti communiste chinois – les « élitistes » dénoncent la politique économique des « populistes » auxquels appartiennent le président Hu Jintao et le premier ministre Wen Jiabo. Pis, 2009 est une année politiquement sensible pour le régime : des anniversaires symboliques marquent la fondation de la République (60 ans), le soulèvement du Tibet (50 ans), l’ouverture économique (30 ans), le massacre de la Place Tienanmen (20 ans) et la répression de la secte Falun Gong (10 ans).

Les relations diplomatiques et stratégiques bilatérales sont pareillement ambivalentes. Les Etats-Unis et la Chine coopèrent pour traiter certains enjeux stratégiques communs. Ils animent les Pourparlers à Six pour dénucléariser la péninsule coréenne, luttent contre le terrorisme et son financement, veillent à l’application de la Proliferation Security Initiative , financent la reconstruction afghane et mènent parfois des exercices navals conjoints. Ils se coordonnent pour lutter contre les menaces transnationales à la sécurité sanitaire et mutualisent leurs efforts en matière d’efficience énergétique – le mécanisme bilatéral du « Cadre de coopération décennal pour la coopération énergétique et environnementale » signé en 2008 s’est déjà traduit par des recherches conjointes sur les énergies renouvelables et les carburants alternatifs.

Cependant, tous deux poursuivent des intérêts géopolitiques concurrents. Au fondement de sa stratégie de contre-influence, la Chine pénètre – économiquement, militairement et politiquement – les sphères d’intérêts américaines en Asie centrale, au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine. Elle manœuvre tous azimuts, sécurisant ici ses approvisionnements en matières premières et ressources énergétiques, achalandant là les marchés de l’armement, extrayant ailleurs concessions et soutiens diplomatiques. Elle entretient son alliance tactique avec la Russie et renforce ses relations avec les gouvernements « antiaméricains ». Au sein des organisations internationales, elle pratique l’obstruction sur les dossiers du nucléaire iranien, du génocide darfouri et de la mal-gouvernance birmane. Elle déstandardise l’octroi de l’aide étrangère en invoquant le principe de non-ingérence chez les récipiendaires. Et elle institutionnalise ses liens de clientèle dans des forums, groupes et autres organisations pour contrebalancer durablement l’influence américaine (Forum de coopération Chine-Afrique, G22, Organisation de coopération de Shanghai).

Le département de la Défense américain s’alarme par ailleurs chaque année, dans un rapport, du défi militaire que l’ampleur et l’allure de la modernisation stratégique chinoise poserait à la stabilité, donc à la sécurité, régionale et internationale. Depuis 2007, le budget militaire chinois est le troisième mondial et le premier de la région, devant le Japon. S’il est dix fois moins important que celui américain ( a fortiori par habitant), sa croissance est à deux chiffres depuis la crise taïwanaise de 1995. Surtout, les intentions de la Chine sont mal perçues : le déficit de transparence sur sa modernisation militaire alimente le dilemme de la sécurité et tend à relancer une course aux armements. De fait, la posture de l’Armée de libération populaire glisse de la protection à la projection de puissance, comme l’illustrent sa contribution croissante aux opérations de maintien de la paix onusiennes, l’attaque antisatellite de janvier 2007, la récente opération anti-piraterie au large des côtes somaliennes ou encore la multiplication des cyber-attaques. Certes, le département de la Défense admet que la Chine développe ses capacités navales pour défendre ses eaux territoriales, sécuriser ses lignes d’approvisionnement maritimes et protéger ses nouveaux intérêts ultra-marins. Et il prend acte de ce que l’irritant taïwanais a perdu de son acuité depuis l’élection à la présidence du candidat du Kuomintang , partisan du rapprochement avec la Chine continentale. Mais le Pentagone redoute – du reste dans l’intérêt bien compris des lobbyistes de l’industrie de l’armement conventionnel – que la Chine n’ait l’intention d’émerger comme puissance navale challengeant la maîtrise des mers américaine. Or, la volonté de nuire s’acquiert plus rapidement que sa capacité. Historiquement, les forces chinoises ont été des alliées contre l’impérialisme nippon pendant la Seconde guerre mondiale avant d’être de redoutables adversaires lors des guerres de Corée puis du Vietnam. Les crises bilatérales de 2001 (incident aérien de l’île de Hainan) et 2009 (incident naval dans la Mer de Chine méridionale) ont été autant de piqûres de rappel.


Le défi de l’émergence de la Chine comme puissance globale

La Chine est une puissance économique, contrairement à la Russie, qui nourrit des ambitions politiques, contrairement au Japon : l’irrésistible ascension économique de la Chine pose aux États- Unis le défi de son émergence comme puissance globale.


La puissance économique chinoise

La Chine est une grande puissance économique : si elle reste un pays en voie de développement de par son produit intérieur brut par habitant, l’économie socialiste de marché représente déjà 8% du PIB mondial. Elle est la première des économies émergentes et deviendra bientôt la deuxième puissance économique mondiale, devant le Japon. Tirée par les exportations de produits bon marché, la croissance annuelle moyenne de l’ « atelier du monde » est à deux chiffres depuis plus de vingt ans – l’exception 2009 confirme la règle. Membre de l’Organisation mondiale du commerce, la Chine est le troisième importateur mondial, après les États-Unis et l’Allemagne, le premier détenteur de réserves étrangères, devant le Japon, et la première destination des investissements directs étrangers, devant les États-Unis. Sa force de travail est doublement attractive car bon marché et non syndiquée.

La récession économique internationale accélérant la transition de puissance au sein du système économique global, la Chine – qui en sortira relativement moins affaiblie car son épargne lui permet de multiplier les plans de relance – acquiert les moyens économiques de son ambition politique : le partage du leadership international.

L’ambition politique internationale chinoise

Après deux siècles d’ « humiliation nationale » – la perception des ingérences et de l’exploitation des puissances étrangères –, le « pays du milieu » ambitionne d’émerger comme puissance globale, pas seulement économique, et de partager le leadership international.

La Chine se perçoit en position de force. L’évolution des rapports de force interétatiques ouvre une fenêtre d’opportunité : la redistribution de la puissance et l’érosion du leadership américain rebattent les cartes de l’ordre international post-1945 ; la récession économique accélère le décentrement asiatique du système international. Symboliquement, l’organisation réussie des Jeux Olympiques a conforté son rang, en même temps qu’elle a apprécié son image internationale.

Jouissant de l’ascendant psychologique, la Chine manifeste une assurance politique inédite. Moins déférente, elle défie la primauté économique et politique internationale de l’hégémon. Elle assume le rôle de challenger du statu quo et de porte-parole des pays en développement. Sa voix mue d’une posture de puissance émergente à celle de puissance émergée. Entonnant le requiem du « moment unipolaire » des États-Unis, elle remet en cause le rôle du dollar comme monnaie de réserve internationale et n’hésite plus à menacer d’interrompre l’achat de bons du Trésor américain.

La Chine vise l’établissement d’un modèle de gouvernance globale alternatif. Elle réclame de refaçonner les règles et les institutions de l’ordre économique et politique international post-1945,
dans un sens qui serve mieux ses intérêts nationaux. Avec l’Asie pour centre de gravité, ce nouvel ordre international devra être la courroie de transmission institutionnelle de l’influence chinoise. D’un côté, elle promeut une nouvelle structure de gouvernance de l’ordre économique international. Soucieuse de prestige, elle veut être reconnue comme puissance normative en apportant sa propre pierre à l’édifice en gestation. D’où la multiplication des contestations de la légitimité de la gouvernance des institutions financières internationales, historiquement dominées par les Occidentaux. Lors du sommet du G20 qui enterra le consensus dérégulateur dit « de Washington », le président Hu Jintao a encore insisté pour qu’elles soient réformées afin de représenter plus fidèlement les nouveaux équilibres internationaux : il a finalement obtenu que la part du vote chinois au Fonds monétaire international passe de 3,0% à 3,7%. De l’autre côté, elle cherche à traduire son influence économique retrouvée en influence politique inédite. Elle ne remet pas en cause le système politique international en soi, puisqu’elle bénéficie d’une rente de situation en tant que membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, mais elle conteste son déficit de représentativité, calculant pouvoir en profiter davantage.


La politique chinoise des États-Unis avant Obama

Depuis le « rapprochement » des années 70 – schisme sino-soviétique (1969), reprise des relations commerciales (1972), établissement de relations diplomatiques (1979) –, les administrations américaines ont toujours renforcé les relations bilatérales économiques, scientifiques, technologiques et culturelles avec la Chine ; seul le massacre de la place Tienanmen (1989) a provisoirement mis cette démarche entre parenthèses. En revanche, afin de maintenir le rôle central des États-Unis en Asie et leur leadership international, elles ont freiné l’émergence diplomatico-stratégique de la Chine comme puissance régionale hégémonique et puissance globale concurrente potentielle.

Face à l’irrésistible montée en puissance chinoise, l’administration Bush s’est inscrite dans la continuité de ses prédécesseurs : elle n’a pas osé l’engagement global. Certes, elle a initié avec succès un « dialogue économique stratégique » pour désamorcer les conflits commerciaux bilatéraux. Mais elle a temporisé en matière diplomatico-stratégique. Pourtant, les conditions de l’ouverture étaient réunies : la guerre contre la terreur reléguait la Chine dans la hiérarchie des menaces à la sécurité nationale américaine, tandis que les présidents Jiang Zemin puis Hu Jintao soutenaient (l’effet d’aubaine de) la « guerre globale contre le terrorisme », contribuaient financièrement à la reconstruction afghane et cherchaient à établir un partenariat bilatéral stratégique reléguant les alliés historiques des États-Unis en Asie. Tout en prenant garde à ne pas alimenter la crainte chinoise d’une stratégie d’encerclement militaire, l’administration républicaine préféra consolider l’alliance trilatérale avec le Japon et l’Australie, formaliser des partenariats sécuritaires avec les voisins de la Chine (Mongolie, Corée, Vietnam, Indonésie et Inde) et établir des bases en Asie centrale. L’objectif était de favoriser l’émergence d’un nouveau système de sécurité collective asiatique, un ordre sécuritaire régional multipolaire.

Enoncé en 2005 par le secrétaire d’État adjoint d’alors, Robert Zoellick, le concept de « responsible stakeholder » a toutefois infléchi la politique chinoise des États-Unis, reflétant le regain d’influence du département d’État. Il s’est agi d’encourager la contribution active de la Chine au sein de la communauté internationale pour façonner indirectement ses options géopolitiques, de sorte que, arrivée à un « carrefour stratégique », elle emprunte la voie de l’ « émergence pacifique » et devienne une « partie prenante responsable » du système international – une partie sur laquelle pèse la responsabilité d’honorer ses engagements internationaux, au premier rang desquels le respect des règles de l’Organisation mondiale du commerce.


Les dynamiques favorables à la cooptation

Alors que la puissance relative des États-Unis diminue et dépend de plus en plus de la bonne volonté de la Chine, et au moment où la récession économique globale accélère la transition de puissance au sein du système international, Obama, non sans avoir hésité, est doublement incité à coopter la Chine dans le club restreint des grandes puissances : à court terme, les partenariats potentiels sont nombreux ; à long terme, la socialisation internationale de la Chine est le gage d’une coexistence pacifique.


La levée des hésitations électorales

Obama ne s’est pas rendu d’emblée à une telle évidence. Pendant la campagne électorale, la rhétorique du candidat fluctua entre compétition et partenariat. Dans un premier temps, il déclara que la Chine n’était ni un ennemi, ni un ami, mais un « compétiteur stratégique » ; et, à la différence de son adversaire John McCain, il dénonça la « manipulation » monétaire chinoise.

Dans un second temps, il évoqua les futurs partenariats bilatéraux, promettant d’engager la Chine
pour établir une relation de travail constructive sur de nombreux enjeux communs – économiques, sécuritaires, énergétiques, environnementaux et démocratiques.

Finalement, le premier déplacement en Chine de sa secrétaire d’État a annoncé l’ouverture : tout en assurant que ni l’administration ni le Congrès ne succomberait aux sirènes du protectionnisme, Hillary Clinton a nettement assoupli la position diplomatique des États-Unis sur les irritants bilatéraux, notamment la problématique des droits de l’homme et la question tibétaine. Même si le département d’État dénonçait quelques jours plus tard, dans son rapport annuel, les violations des droits de l’homme par le régime chinois.


A court terme, les partenariats potentiels

A court terme, les partenariats potentiels sont nombreux entre les États-Unis et la Chine. Au cours de sa campagne, le candidat Obama avait mentionné pêle-mêle la dénucléarisation de la péninsule coréenne, la sécurité des approvisionnements énergétiques, la transparence de la modernisation des capacités militaires chinoises, le refus de tout changement unilatéral du statu quo dans le détroit de Taïwan, le rééquilibrage de la relation commerciale, un partenariat énergétique et environnemental, la fin du soutien aux régimes « répressifs » soudanais, birman, iranien et zimbabwéen et, enfin, l’amélioration des standards chinois des droits de l’homme.

La Chine pourrait aussi contribuer financièrement à la reconstruction irakienne et aider à la mise en place du dispositif de la nouvelle stratégie américaine sur le théâtre afghano-pakistanais. Elle pourrait enfin être un partenaire décisif pour l’obtention de résultats concrets à la Conférence de Copenhague sur le changement climatique en décembre prochain.

Surtout, la récession économique globale offre aux États-Unis et à la Chine l’opportunité d’établir une régulation conjointe de la finance internationale et de relancer, ensemble, l’économie mondiale. Ils pourraient s’entendre pour redessiner l’architecture, recalibrer la gouvernance et redéfinir les standards de régulation du système financier international ; mieux, ils pourraient formaliser ce leadership conjoint du système économique global dans un « G2 ».


A long terme, la socialisation internationale de la Chine

En cooptant la Chine parmi les pairs des États-Unis, Obama répond positivement au défi de son émergence comme puissance globale : sa socialisation internationale est le gage d’une coexistence pacifique.

Obama estime désormais qu’il n’existe plus d’alternative à l’engagement global de la Chine pour apurer puis dépasser les contentieux bilatéraux, améliorer la compréhension réciproque et instaurer une confiance mutuelle. Cette recherche d’une association toujours plus étroite reflète l’instinct de préservation américain : progresser de la simple coopération vers un véritable partenariat doit dissiper la menace d’une collision diplomatico-stratégique et reproduire la coexistence (puis la transition de puissance) pacifique et réussie, au milieu du 20ème siècle, entre la Grande-Bretagne et les États-Unis.

Le président américain fait ainsi le pari que la Chine assumera les responsabilités consubstantielles au statut de grande puissance pour devenir un des piliers du nouvel ordre international. La Chine se transforme déjà en partenaire commercial responsable à mesure que sa réputation de « cavalier solitaire » nuit à son image internationale. Élevé au niveau global, le raisonnement d’Obama est que plus la Chine gagnera en influence et s’affirmera comme grande puissance, plus elle bénéficiera de l’ordre global et plus elle acquerra un intérêt au maintien du statu quo international, devenant ipso facto conservatrice.


Conclusion

Obama ouvre-t-il une nouvelle ère de concertation et de coopération sino-américaines ?

Nul ne saurait exclure que sa démarche soit, non une fin en soi, mais le moyen d’une fin : il s’agirait alors d’ajuster la stratégie d’influence internationale des États-Unis pour préserver leur leadership global dans un système interétatique en voie de multipolarisation. Nul ne saurait davantage affirmer que ses paroles soient – au-delà de l’inflexion des éléments de langage diplomatiques américains – suivies d’actes.

Toutefois, ne pas lever définitivement l’hypothèque des intérêts antagonistes qui continue de grever les relations bilatérales sino-américaines reviendrait de sa part à prendre sciemment le risque de l’inéluctable collision frontale entre une puissance établie, qui veut maintenir le statu quo , et une puissance challenger voulant le modifier.