ANALYSES

Vers un nouveau concept stratégique : la « sécurité climatique »

Tribune
26 février 2009
La nouvelle menace stratégique : le réchauffement global
Cette reconnaissance officielle et solennelle du réchauffement global comme menace stratégique s’accompagne de propositions politiques, scientifiques et techniques pour y répondre. Barack Obama développe son projet de créer de nouvelles alliances politiques pour lutter contre cette menace, tout en mobilisant la communauté scientifique et industrielle pour promouvoir l’innovation dans le champ des technologies et des énergies renouvelables. Ces dernières sont considérées selon un double axe stratégique : elles doivent permettre de répondre à la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre qui participent à l’amplification du changement climatique, et de réduire la dépendance énergétique des Etats-Unis au pétrole et donc aux Etats et aux tensions géopolitiques du Moyen-Orient.

C’est donc une nouvelle définition de la menace et de la sécurité nationale qui est ainsi énoncée. Mais celle-ci est sous-tendue par l’émergence, depuis presque quatre ans, du concept de « sécurité climatique » (« climate security »). Le lien entre les concepts stratégiques propres à la sécurité et à ceux du changement climatique s’est opéré entre 2003 et 2004. En octobre 2003, l’Office for Net Assessment, discret mais puissant bureau d’étude du Pentagone, donne copie, puis fait « fuiter », le rapport An Abrupt Climate Change and its Implications for United States National Security .

Au moment de sa publication, ce rapport entre en contradiction directe avec les positions de l’administration Bush Jr, qui, après avoir décidé de ne pas ratifier le protocole de Kyoto, estime nécessaire « d’approfondir les connaissances scientifiques sur cette question », tout en entrant en conflit avec certains des laboratoires américains les plus avancés. Cependant, cette administration se définit aussi comme engagée au premier chef dans les questions de « national security ». Le rapport du Pentagone exprime donc à la fois les divergences politiques entre certains secteurs de la « national security », tout en l’imposant dans un champ politique particulièrement favorisé par la Maison blanche.

Ce rapport affirme qu’un emballement du changement climatique radicaliserait les tensions internationales, les polariserait autour des problématiques liées à l’eau, à l’alimentation et à l’énergie, et amènerait les Etats-Unis à se préparer à toutes les éventualités, mêmes les plus dures, pour garantir la sécurité nationale.

Dans la même période, alors que la Grande-Bretagne est militairement engagée avec les Etats-Unis en Irak, Sir David King, conseiller scientifique de Tony Blair, publie un article retentissant dans lequel il déclare que la menace à venir, n’est pas le terrorisme mais le réchauffement global, en raison de ses effets sur les conditions de vie, sur la menace directe de multiplication des sécheresses et des inondations, aux effets dramatiques sur les récoltes, effets comparés à ceux « d’armes de destruction massive ».

Katrina ou « de l’insécurité climatique »
L’évolution du contexte politique dans les années suivantes favorise l’affirmation du lien entre « sécurité nationale » et « changement climatique ». Fin août 2005, le cyclone « Katrina » ravage la Nouvelle Orléans, installant sous les caméras du monde entier, tout un pan des populations les plus défavorisées dans une situation de détresse « réservée » jusqu’à présent aux populations les plus défavorisées de Chine ou du Bangladesh. L’incapacité des autorités locales et fédérales à leur venir en aide plusieurs jours d’affilée, puis le recours à la compagnie de mercenaires « Blackwater » embauchée en renforts sont autant d’expériences d’une situation créée par « l’insécurité climatique », qui peut advenir dans une grande ville de la première puissance au monde, quand un évènement extrême rencontre des infrastructures inadaptées et des autorités insuffisamment préparées.

Ce double choc climatique et sécuritaire, comparé dans les médias à un « 11 septembre climatique », rend intenable la position de l’administration Bush sur le climat. En 2006, quand Robert Gates remplace Donald Rumsfeld à la tête du Pentagone, il missionne un panel d’officiers supérieurs en retraite – et donc indépendants – sur la question des impacts climatiques du réchauffement global. Le rapport National Security and the Threat of Climate Change , publié en 2007, reprend largement les conclusions du rapport « confidentiel » de 2004, mais en ayant cette fois-ci l’aval des plus hauts échelons de la hiérarchie politico-militaire. En juin 2008, c’est le directeur national du renseignement, à la tête des 14 grandes centrales américaines de renseignement, qui présente au Congrès le rapport The National Security Implications of Global Climate Change Through 2030 .

La « special relationship » anglo-américaine et le réchauffement global
La relation entre les deux Etats anglais et américain a une dimension stratégique majeure. Elle a été particulièrement soutenue pendant les mandats de Tony Blair et de George Bush Jr, en particulier dans le cadre de la guerre d’Irak.

Tony Blair commande un rapport sur les effets économiques du réchauffement global à Sir Nicholas Stern, ancien économiste en chef de la Banque mondiale. Publié en 2006, la conclusion en est que si rien n’est fait, les effets des dérèglements climatiques feraient perdre de telles sommes à l’activité économique globale qu’ils en auraient des conséquences récessives, voire dépressives. Sir Nicholas Stern a d’ailleurs déclaré récemment que ses propres estimations restaient certainement très inférieures à ce qu’elles devraient être.

Margaret Beckett, Ministre britannique des affaires étrangères, formalise cette problématique lors de nombreuses tournées aux Etats-Unis entre 2006 et 2007 en affirmant que le concept de « climate security » doit être intégré tant par les Etats que par le secteur privé, afin que de nouvelles synergies soient créées de manière à absorber et à prévenir autant que possible cette menace.

Toujours en 2006, Tony Blair signe un accord de coopération sur le thème de la lutte contre le réchauffement global avec Arnold Schwarzenegger, gouverneur de Californie, dont les politiques de préservation de l’environnement, des ressources naturelles et de promotion du développement durable sont aussi ambitieuses qu’agressives. Dans la même séquence, l’armée britannique travaille sur les conséquences opérationnelles possibles des inférences climatiques sur ses missions. L’armée américaine fait de même, chaque arme la constituant, l’Army, la Navy, l’Air Force, les Marines, ainsi que les commandements opérationnels interarmes et les centres de formation comme West Point, se mettant à travailler sur ces questions.

Enfin, Gordon Brown, successeur de Tony Blair, ne cesse d’affirmer la volonté d’implanter des politiques de développement durable et de lutte contre le réchauffement global. Ces évolutions britanniques viennent soutenir la diffusion de ce nouveau paradigme dans les échanges d’idées, en particulier stratégiques, qui déterminent la « special relationship ».

Adapter la sécurité nationale au changement climatique
Cependant, le changement climatique impose aussi à l’appareil américain de sécurité nationale de s’adapter aux évolutions qui en découlent. Ainsi, la régression très rapide de la banquise arctique durant l’été depuis 5 ans ouvre de nouvelles perspectives de prospection et d’exploitation des ressources naturelles de la région. En conséquence, les différents Etats arctiques, dont les USA, le Canada et la Russie, se sont lancés dans de nouvelles démonstrations de force. Le « Northern Command » US, en charge de la sécurité et de la défense continentale US, se livre à des manœuvres et à un monitoring stratégique intense de la région.

Le concept de « climate security » est donc à la fois prospectif, il englobe le civil, le militaire et le sécuritaire, et est au cœur des préoccupations de la nouvelle administration américaine : il s’impose comme l’un des principaux concepts de la grande stratégie US pour les années à venir.