ANALYSES

Fragmentation européenne

Tribune
23 février 2009
C’était le temps où Gordon Brown, le Premier ministre britannique, inspirait le plan de sauvetage bancaire de ses homologues européens et où la présidence française de l’UE s’activait pour voir émerger un plan de relance économique qui pourrait être qualifié d’« européen ». Le temps d’une entente cordiale retrouvée et renforcée. C’était un temps, également, où faire le bilan d’une présidence de l’UE était tout à coup devenu un sport national, rompant quelque peu avec les pratiques du passé. A l’exception peut-être des « initiés », qui se souvient, en effet, de la présidence britannique du second semestre 2005, inaugurée par un discours du Premier ministre d’alors, Anthony Blair, devant le Parlement européen, discours consacré par les commentateurs comme porté par le souffle de la modernité ? Qui se souvient des résultats de la présidence allemande du premier semestre 2007, menée sous l’impulsion de la chancelière Angela Merkel et saluée comme une présidence réussie ? Qui se souvient, enfin, du pays qui a assuré la présidence de l’UE au premier semestre 2008 ?

Sans préjuger du sort que l’avenir réservera à la dernière présidence française de l’UE, on peut malgré tout en conserver, pour aujourd’hui, le souvenir de commentaires particulièrement élogieux. Mais là encore, c’était un temps, pas si lointain, où, face à la crise financière et économique, l’Union était présentée comme un bloc uni et solidaire à l’intérieur duquel le plan de relance économique européen pouvait être décliné au singulier. C’était le temps des commentaires euphoriques à propos de l’« Europe-qui-parle-d’une-seule-voix-sur-la-scène-mondiale ».

Depuis, ces discours sont venus se fracasser sur la réalité économique, industrielle, budgétaire et sociale des Etats membres de l’UE. Où l’on semble alors redécouvrir la structure hétérogène des économies nationales européennes et des conditions de leur performance économique. L’Europe unifiée économiquement, celle du marché unique, n’a pas gommé les stratégies et les spécificités économiques et industrielles nationales, elle a fourni un cadre normatif global à leur développement concurrentiel. La réalité de cette structuration de l’activité économique a momentanément été recouverte d’un vernis européen par des discours politiques et médiatiques homogénéisant célébrant la coopération européenne, et ce au moment où tentaient de s’organiser à Paris et à Bruxelles des réponses à la crise. Malgré le plan européen pour la relance économique présenté par la Commission européenne le 26 novembre 2008 à Bruxelles(1), cette rhétorique européenne n’a pas fait illusion bien longtemps devant l’organisation nationale des plans de relance économique. Comme l’attestait déjà, par ailleurs, dès le mois de novembre, la baisse de la TVA unilatérale opérée par le Royaume-Uni.

On semble s’étonner, ces derniers jours, de redécouvrir que sous la « voix européenne » de l’automne 2008 s’agitait malgré tout la cacophonie étatique. Comment pourrait-il en être autrement ? Les critiques fusent contre l’absence de leadership de la Commission européenne (organe communautaire majeur censé incarner l’intérêt européen) et la timidité de son action. Mais qu’attendre réellement d’une institution politiquement affaiblie et déclinante depuis une dizaine d’années, idéologiquement peu encline à l’interventionnisme et budgétairement sans ressource significative propre pour proposer un plan de relance ambitieux (c’est ce que José Manuel Barroso, le président de la Commission, a tenté d’expliquer à des parlementaires européens, mardi 17 février, en évoquant le plafonnement par les Etats du budget communautaire autour de 1 % du PIB de l’UE).

Par ailleurs, comment fustiger le retour des égoïsmes nationaux et agiter le chiffon rouge du protectionnisme national lorsque l’on a applaudi quelques mois plus tôt une pratique d’action internationale de l’UE qui faisait la part belle à l’activisme des grands Etats et à une coopération intergouvernementale restreinte ? Autrement dit, comment regretter le manque de solidarité et de coordination des plans de relance des Etats européens sans remarquer que les dispositifs de gestion de la crise actuelle à l’échelle européenne, plus encore que par le passé peut-être, confortent la prééminence des grands Etats et entérinent des fractures et des divisions entre Etats membres de l’UE. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, en pratique, et par-delà les réalités économiques nationales structurelles, le schéma politique qui gouverne le traitement européen de la crise et l’évolution actuelle de l’UE produit le repli national qu’il entend pourtant combattre.

Du G 4 (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni) à Paris, le 4 octobre 2008, au G 20 de novembre 2008 (réunissant notamment les quatre pays européens membres du G 8 précédemment cités plus l’Espagne et les Pays-Bas), de la réunion inédite des quinze chefs d’Etat et de gouvernement de l’Eurogroupe (plus le Royaume-Uni), le 12 octobre 2008, à la réunion du 22 février 2009 des six pays européens du G 20(2) en vue de la préparation du sommet du 2 avril à Londres, ou encore de la volonté du président français de voir convoquer, en ce début d’année, un nouveau sommet de l’Eurogroupe au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement (plutôt qu’un sommet à 27) au mini-sommet des pays d’Europe centrale qui se tiendra avant le Conseil européen finalement convoqué pour le 1er mars (3), une logique interétatique fragmentaire structure plus que jamais les pratiques politiques européennes, reléguant au second plan le niveau communautaire comme espace de coordination des réponses nationales à la crise globale. Non que cet espace, avec ses logiques propres, soit exempt de responsabilités ou encore qu’il soit la panacée, mais ce déclassement actuel est surtout le signe et le révélateur de fractures européennes bien plus graves peut-être que les dissensions institutionnelles des dernières années. Fractures que l’on retrouve par ailleurs, aujourd’hui, dans les outrances du président tchèque Vaclav Klaus, président sans pouvoir interne réel mais qui s’offre les enceintes européennes comme caisse de résonance à ses critiques.

C’est donc indirectement une logique intergouvernementale qui fut célébrée et légitimée par les discours politiques et médiatiques de l’automne 2008, qui croyaient voir émerger au milieu de la crise financière un acteur européen unifié susceptible d’exercer un leadership à l’échelle globale. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes européens que de constater, quatre mois plus tard, que c’est dans la gestion de problèmes de nature économique que l’UE connaît actuellement ses tensions les plus fortes et les plus inquiétantes.


(1)Commission européenne :
http://ec.europa.eu/commission_barroso/president/pdf/Comm_20081126_fr.pdf
Compte rendu de presse :
http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/08/1771&format=HTML&aged=0&language=FR&guiLanguage=en
(2) Etaient également présents : Mirek Topolanek (présidence tchèque de l’UE), José Manuel Barroso (Commission), Jean-Claude Trichet (Banque centrale européenne), Jean-Claude Junker (Eurogroupe).
(3) Après le refus de l’Allemagne de voir un sommet restreint aux seuls membres de la zone euro, la présidence tchèque de l’UE a finalement convoqué un sommet européen extraordinaire à 27 pour le 1er mars 2009. Certains Etats d’Europe centrale et orientale ont quant à eux décidé, vendredi 20 février, à l’initiative semble-t-il du Premier ministre polonais, Donald Tusk, de se réunir avant le sommet des 27. La Commission européenne a été conviée à cette rencontre informelle.