ANALYSES

Gaza : le critère de la victoire

Tribune
11 février 2009
Quand Mahmoud Abbas tente de réaffirmer le rôle de l’autorité palestinienne et accuse le Hamas d’avoir infiltré des éléments d’al Qaïda dans la bande de Gaza, le Hamas lui répond en le traitant d’agent des sionistes. Sur le plan international, le prix à payer pour Israël est lourd, et son impopularité déjà extrême atteint de nouveaux sommets. Et, pour finir, voici que se termine la phase d’absence de son protecteur américain pour cause de fin de mandat.

Si l’on additionne et si l’on se rappelle que les buts supposés de la récente opération ‘Plomb durci’ étaient bien de mettre fin aux tirs de roquette et au trafic d’armes, d’écraser le Hamas, de modifier l’équilibre de force chez les Palestiniens pour retrouver un interlocuteur fiable, d’effacer l’humiliation de l’opération du Sud Liban en 2006, et éventuellement d’en retirer un bénéfice électoral, il est difficile de parler de triomphe.

Alors qu’en termes purement militaires, les pertes israéliennes ont été minimes (surtout comparées aux 1300 morts annoncés côté palestinien, aux dirigeants du Hamas tués, aux dégâts infligés à leurs infrastructures) et que, pour Ehoud Olmert, l’opération «Plomb durci» a atteint ses objectifs et même au-delà.

Classiquement, le ‘but’ de la guerre est un nouvel ordre politique stable (à partir de là, telle province sera soumise à tel État, désormais tel pays s’abstiendra de tel acte de piraterie ou de soutenir telle force politique, ou cèdera telle ressource, etc.). Dans le cas le plus extrême, le vaincu cède tout, en ce sens qu’il est destitué ou massacré… et qu’il disparaît comme acteur historique.

Une des questions stratégiques les plus cruciales est donc : Quand savons-nous que nous avons gagné ? Quel est l’objectif (par définition inconciliable avec celui de l’adversaire) ? Or, dans les guerres « anti-terroristes » de l’après 11 septembre, cette logique semble chamboulée

En théorie, le fort ne peut être vaincu tant sa supériorité matérielle et organisationnelle est écrasante. Il ne risque guère, en principe, de voir les armées adverses défiler dans sa capitale. Mais en pratique, si le faible est prêt à subir suffisamment longtemps une répression parfois féroce, et un taux de perte très supérieur aux ‘réguliers’, il peut espérer casser la volonté adverse. Que ce soit sous la pression de son opinion publique et de l’opinion internationale ou par un calcul des coûts des opérations par rapport à leur avantage relatif, le fort peut décider de mettre fin aux dégâts.

Soit en négociant avec ceux que l’on considérait la veille comme des bandes criminelles, soit en repassant le problème à une ‘autorité locale démocratiquement élue’, soit en permettant aux rebelles de se constituer en force politique ‘classique’, le fort finit par composer avec l’ennemi enfin reconnu.

Pour le premier, le but est de se débarrasser définitivement d’une nuisance et de retourner à un état de paix et de sécurité antérieure. Pour le faible, il est de durer suffisamment pour émousser la volonté adverse. L’un attend des effets de réel (plus d’attentats, plus de zones échappant à la loi, plus de groupes armés) donc militaire, l’autre veut un effet de croyance donc symbolique.

Comment les jihadistes conçoivent-ils la victoire ? L’établissement d’un État islamique ‘dans un seul pays’ comme on disait autrefois ? Un califat universel s’étendant jusqu’en Andalousie, terre qui doit être musulmane jusqu’à la fin des temps. Un émirat installé à Washington D.C. ? Une vengeance (jihad défensif) pour tous les morts provoqués par les ‘Juifs et les Croisés’ ? Il y a ici pour le moins un problème de grille culturelle.

Il se pourrait que le problème soit plus compliqué.

Dans la mentalité jihadiste, il n’y a qu’une guerre unique et séculaire entre l’islam et ses persécuteurs : chaque acte – sacrifice héroïque du moudjahidine, perte de victimes innocentes, punition infligée à l’ennemi – s’inscrit dans une économie symbolique. Chaque mort d’un côté ou d’un autre s’inscrit dans la liste des injustices subies ou des des ‘actes qui plaisent à Dieu’ en contribuant au bon combat. En ce sens, venger l’humiliation symbolique ou rappeler les crimes envers l’Oumma compte autant dans une lutte sans fin qu’emporter un avantage concret sur l’adversaire : la signification métaphysique de chaque victoire ou sacrifice vaut message adressé aux croyants. La souffrance éprouvée et la souffrance infligée sont pareillement supposées exalter la foi.

Et réciproquement, quel était le but d’Israël, ou du moins de son actuel gouvernement, vis-à-vis d’un adversaire avec qui il n’envisageait plus officiellement de discuter ? Leur infliger une telle punition qu’ils ne songent plus jamais à envoyer une roquette ? Terroriser des gens qui pratiquent l’attentat suicide ? Envoyer un message à leurs commanditaires ou au monde arabe dans son ensemble pour ramener tous les modérés à la table de négociation ? Tarir le recrutement jihadiste ? Transformer la bande de Gaza en parking ne fait pas précisément partie des objectifs réalistes d’une politique ?

Si un conflit ne poursuit pas des buts qui soient à portée des acteurs, il faut bien qu’il vise des objectifs symboliques. Ici le critère de la victoire s’appelle peur, confiance en soi, fierté, humiliation… On le comprend du côté du Hamas dont le prestige et le sentiment de ‘plaire à Dieu’ augmentent à mesure qu’ils gagnent le statut d’ennemi n°1 des sionistes. Mais comment le comprendre côté israélien ?

L’offensive de la bande de Gaza fut-elle une guerre au doute ? Était-elle destinée à démontrer la résolution et le moral des Juifs ? À faire contraste avec l’image d’une armée qui n’est plus invincible et doute d’elle-même, une vision répandue par l’aventure libanaise ? Une guerre pour se rassurer et se rassembler, en somme ? Si la force des armes sert désormais à produire des images, il va falloir sérieusement réviser nos manuels de stratégie.