ANALYSES

États-Unis/Venezuela : confrontation en temps de pandémie

Tribune
6 avril 2020


Pourquoi le Venezuela se retrouve-t-il, en pleine pandémie mondiale de Covid-19, une nouvelle fois sous le feu roulant des critiques en provenance des États-Unis ? Depuis quelques jours, l’administration Trump a sporadiquement réussi à détourner le cours des eaux de l’information, toutes saturées par le coronavirus, pour le diriger vers le Venezuela.

On ne peut écarter l’hypothèse selon laquelle cette dérivation cherche à atteindre plusieurs objectifs médiatiques de court terme. Dans un premier temps, celui d’éloigner quelques instants l’attention générale du territoire le plus infecté au monde par le Covid-19 (plus de 300 000 cas détectés et plus de 8 400 morts aux États-Unis au 5 avril 2020). Et ce faisant, distraire cette attention en créant un nouveau « sujet » autre que celui de la gestion intérieure difficile de l’épidémie par l’équipe au pouvoir (depuis le 21 mars 2020, foudroyés par l’impact de l’épidémie sur un système économique dépourvu de solides protections sociales – et sanitaires -, dix millions d’Etats-Uniens sont devenus chômeurs). Dans un deuxième temps, celui de montrer, dans un même mouvement politico-médiatique, que même en temps de grande catastrophe, et précisément à cause d’elle – « la pandémie » -, les États-Unis ont un devoir de responsabilité stratégique et sécuritaire accru dans tout l’« hémisphère occidental » (« Western Hemisphere »)

C’est donc dans ce contexte singulier que Donald Trump a décidé de lancer – comme preuve de sa puissance géopolitique et sécuritaire maintenue dans la région malgré la crise sanitaire – un grand plan de lutte contre le crime organisé et le narcotrafic latino-américains. Et d’affirmer ainsi que malgré la pandémie, « nous ne devons pas laisser les cartels de la drogue exploiter la pandémie pour menacer des vies américaines ». Ces mots, prononcés à dessein par le président américain lors de sa conférence de presse quotidienne du 1er avril 2020 consacré à la bataille contre le coronavirus, l’ont été en présence du secrétaire d’État à la défense, Mark Esper et du chef d’état-major de l’armée, Mark Milley.

Quelques dizaines de minutes plus tard, le US Southern Command, c’est-à-dire le commandement militaire américain pour la Caraïbe et l’Amérique latine, principal bénéficiaire du doublement des capacités militaires annoncé dans la zone Caraïbe/Pacifique par Donald Trump, trahissait, par un lapsus révélateur, les mots du président américain. Ainsi, dans un tweet officiel, le Southcom rapportait : « Nous ne devons pas laisser les narcoterroristes [le gras est de nous] exploiter la pandémie pour menacer des vies américaines ».

Le changement de mot n’est ni anodin, ni réellement une erreur. « Narcoterroriste » est la lourde accusation qui pèse désormais sur la tête – mise à prix pour quinze millions de dollars – de Nicolas Maduro depuis les poursuites engagées contre lui le 26 mars 2020 (et une dizaine d’autres dirigeants vénézuéliens dont le ministre de la Défense Vladimir Padrino López, sans mise à prix dans son cas[1]) par le département de la justice américaine et deux juridictions fédérales (celle de New York et de la Floride).

Car c’est bien le Venezuela de Nicolas Maduro qui est la cible numéro un de l’administration Trump avec ces nouvelles annonces et qui devra faire face, avec son alliée Cuba, aux nouvelles dispositions de Washington. Ces dernières constituent également un message à l’attention de Moscou et de Pékin, dont les échanges (pétroliers notamment via cette zone), sont constants avec le Venezuela.

Donald Trump : une stratégie déconcertante ?

La stratégie de l’administration Trump pourrait paraître à première vue déconcertante. Le 26 mars, elle érige Nicolas Maduro en nouveau Manuel Noriega, avec un facteur aggravant : le président vénézuélien serait associé aux Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) pour « inonder les États-Unis de cocaïne »[2]. Cinq jours plus tard (le 31 mars), elle propose, par la voix du Département d’État de Mike Pompeo, un « Cadre pour une transition démocratique »[3] au Venezuela. Ce document en treize points propose, en pleine crise sanitaire mondiale, de démanteler l’appareil institutionnel vénézuélien – déjà fracturé et fragilisé – pour lui substituer un « Conseil d’État » transitoire bipartisan (sans la présence de Nicolas Maduro et de Juan Guaido). Sa tâche prioritaire serait alors, dans un délai de six à douze mois, d’organiser une élection présidentielle et législative simultanée dans le pays. Reprenant l’essentiel des propositions déjà formulées par Juan Guaido, ce plan, dont beaucoup d’observateurs interrogent le réalisme et les véritables objectifs dans la période – voire la dangerosité tandis que tous les pays du monde mobilisent la pleine capacité de leurs États pour tenter de vaincre le virus -, exige au passage le « départ immédiat » « des forces de sécurité étrangères (lire ici Cuba et la Russie) sauf autorisation par une majorité des 3/4 des voix de l’Assemblée nationale » (point 3 du document), laquelle serait de nouveau présidée, selon ledit document, par Juan Guaido. Formellement, ce « Cadre » n’exclut pas explicitement la possibilité pour Nicolas Maduro de pouvoir se présenter à la nouvelle élection souhaitée. Toutefois, dans son explication de texte donnée en conférence de presse, le secrétaire d’État Mike Pompeo s’est empressé de clarifier ce point : « Nicolas Maduro doit partir (…). Nous avons toujours dit que Nicolas Maduro ne devait plus jamais gouverner le Venezuela. Cela n’a pas changé ».

Négociations entre le chavisme et les oppositions, mise en place d’un gouvernement national de transition, élections, principe acté – pour la première fois – d’une levée progressive des mesures restrictives unilatérales imposées au Venezuela…mais si, et seulement si, Washington obtient, au préalable, la capitulation sèche de Nicolas Maduro, assure l’avenir politique de son allié Juan Guaido et joue un rôle d’accompagnement pendant tout le processus. Retour au point de départ… Les mesures restrictives unilatérales ne seront donc pas levées. Cette position est une douche froide pour tous ceux qui, à l’instar d’Antonio Guterres (secrétaire général des Nations unies), de Michelle Bachelet (haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations unies) ou de Alicia Bárcena (secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, Cepal), demandent, dans les circonstances actuelles, la levée ou la suspension des sanctions économiques et financières contre le Venezuela, mais aussi Cuba ou l’Iran. Cette demande a également été, pour le cas spécifique du Venezuela, formulée par le quotidien britannique The Financial Times.

Pour sa part, l’Union européenne (UE), par la voix de son haut-représentant et vice-président de la Commission européenne pour la politique étrangère et de sécurité Josep Borrell a annoncé le 3 avril 2020, dans un communiqué attendu, prendre « note positivement » du « Cadre » élaboré par le Département d’État américain. M. Borrell y considère ainsi que « la proposition des États-Unis va dans le sens de la ligne de l’UE consistant à proposer une voie pacifique de sortie de crise » au Venezuela.  Sans même devoir attendre cette réaction officielle positive de l’UE, Washington semblait manifestement avoir déjà anticipé le soutien de ses partenaires européens lorsque, dans le point 6 de son « Cadre » – rendu officiel le 31 mars -, le Département d’État affirme que « les États-Unis et l’Union européenne [le gras est de nous] lèveront les sanctions contre ceux qui ont revendiqué des pouvoirs présidentiels [s’ils reconnaissent, il s’agit donc ici de Nicolas Maduro] le Conseil d’État comme le pouvoir exécutif exclusif ».

Rechercher une victoire de politique étrangère avant des élections présidentielles incertaines

Avec son « Cadre », l’administration Trump cherche en réalité, après les accusations de « narcoterrorisme » portées contre Nicolas Maduro, à briser toute possibilité d’une véritable négociation et d’un dialogue national, régional et international pour trouver une issue politique à la crise vénézuélienne. Elle cherche à mettre un point final à ces processus tandis qu’une partie de plus en plus significative de l’opposition – notamment l’ancien candidat à la présidence Henrique Capriles – manifestait dernièrement, dans le contexte exceptionnel de pandémie du coronavirus, une volonté de trouver un terrain de discussion minimal avec le gouvernement pour faire face au péril sanitaire. Cela n’empêchant pas ces forces d’opposition de continuer à dénoncer ce gouvernement, selon elles illégitime, responsable d’entorses répétées aux droits de l’homme et d’une politique de rationnement des carburants et du gaz organisée dans le cadre du confinement généralisé débouchant, selon M. Capriles, sur l’apparition de « pénuries » dans le pays. Pénuries causées, selon le gouvernement vénézuélien, par le « blocus naval » imposé par les États-Unis dans le cadre de leurs sanctions.

Le mouvement politique intérieure des dernières semaines affaiblissait encore Juan Guaido, que le ministère public vénézuélien veut désormais entendre dans le cadre d’une enquête pour « tentative de coup d’État ». Ce dernier s’isolait toujours plus ces derniers jours tandis que l’avancée du coronavirus (155 cas déclarés et sept morts au 5 avril 2020) semble jusqu’à présent, selon le gouvernement, être contenue et que ce dernier, avec une autre partie de l’opposition, poursuivent leurs discussions entamées depuis plusieurs mois sur la préparation d’élections législatives prévues avant la fin de l’année.

Avec ce « Cadre », les États-Unis cherchent également à stimuler l’envie, chez des militaires et/ou des mercenaires, de se détacher ou de se débarrasser de Nicolas Maduro (en leur promettant immunité et participation au futur pouvoir) et tentent de conserver Juan Guaido au centre du jeu vénézuélien malgré sa démonétisation.

En réalité, la stratégie des États-Unis n’est pas déconcertante, elle maintient coûte que coûte son objectif : mettre « une pression maximale », selon les mots de Donald Trump, sur les autorités de Caracas. Son administration veut montrer que les États-Unis auront tout tenté pour trouver une solution, laquelle aura, in fine, été rendue impossible par l’entêtement de Nicolas Maduro.

Tenter de profiter de la crise sanitaire pour porter un nouveau coup aux autorités de Caracas, continuer d’étouffer économiquement et financièrement le pays, tels sont les objectifs de Washington. Confronté à l’incertitude de ses perspectives politiques à court et moyen terme avec le Covid-19, Donald Trump semble s’être convaincu, ou avoir été convaincu, qu’une victoire contre Nicolas Maduro, avant novembre 2020, était désormais nécessaire. Et s’il le faut, en prenant le risque d’incidents militaires dans les eaux et le ciel caribéens ou près des frontières du Venezuela avec ses voisins (Colombie et Brésil notamment), lesquels pourraient alors déclencher, le cas échéant, un engrenage dangereux.

Engranger une victoire de politique étrangère dans des circonstances perturbées par le coronavirus, s’assurer les votes déterminants de la Floride (fief des courants anti-cubains et anti-vénézuéliens) dans une élection qui se révèle chaque jour plus incertaine. Le cap de l’équipe présidentielle sortante est fixé.

Toutefois, rien n’indique que l’ensemble de cette stratégie atteindra son but, tant la majorité de la population américaine, pour qui le Venezuela reste un sujet lointain, est concentrée sur le péril intérieur et sa gestion. De plus, Donald Trump doit faire face à deux problèmes. Au Venezuela, Juan Guaido – bien que reconnu par une cinquantaine de pays et ayant, dans ce contexte, une clé lui donnant accès aux financements internationaux des grands bailleurs et de nombreuses puissances – est affaibli. Et au niveau international, la circonspection grandit parmi les partenaires traditionnels des États-Unis quant à la variété des initiatives prises par le président de la première puissance mondiale en matière de politique étrangère.

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[1] Certains observateurs considèrent que les États-Unis cherchent à offrir, malgré leur pression, au général en chef de la Force armée nationale bolivarienne (FANB) une voie de négociation en échange de l’arrêt de son soutien au président vénézuélien. Vladimir Padrino López et l’ensemble de l’institution militaire ont fermement condamné les accusations et les propositions des États-Unis. Dans son « Cadre pour une transition démocratique », le Département d’État précise que l’ensemble du haut commandement militaire vénézuélien resterait en place durant la période de transition du « Conseil d’État ».

[2] Selon Geoffrey Berman, procureur du district sud de New York (Le Monde, 27 mars 2020)

[3] « Democratic Transition Framework for Venezuela », Département d’État, 31 mars 2020 (https://www.state.gov/democratic-transition-framework-for-venezuela/)
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