ANALYSES

Sommets sur l’environnement au Kenya : « La transition écologique passe par une lutte contre l’incohérence »

Interview
14 mars 2019
Le point de vue de Alice Baillat, Bastien Alex


La multiplication des sommets sur l’environnement et la transition énergétique et des engagements étatiques qui en découlent interroge sur l’impact réel de telles initiatives, face au décalage entre les décisions publiques et la réalité du terrain. À l’occasion des forums internationaux qui ont lieu cette semaine à Nairobi, Alice Baillat et Bastien Alex, chercheur.e.s à l’IRIS, nous livrent leur analyse.

Du 11 au 15 mars se tient à Nairobi la quatrième Assemblée de l’ONU pour l’environnement, la plus grande instance internationale de décision sur les problématiques écologiques. Quels en sont les enjeux et que peut-on attendre de cette rencontre ?

L’Assemblée générale des Nations unies sur l’environnement (AGNUE) est effectivement devenue, depuis sa création à l’issue du Sommet de Rio+20 en 2012 (avec pour objectif premier de renforcer le rôle et l’autorité de l’ONU Environnement, principale autorité mondiale en matière d’environnement), l’un des principaux forums de discussion et de décision sur les enjeux environnementaux dans le monde aujourd’hui. Avec 4 700 participants attendus, parmi lesquels des chefs d’État et de gouvernement – dont le président français Emmanuel Macron –, des ministres, des PDG de grandes entreprises, des ONG et des représentants de plusieurs agences onusiennes[1], cette quatrième AGNUE constitue un rendez-vous important, d’autant plus qu’il survient dans un contexte où la pression populaire est particulièrement forte et où les rapports alarmants sur l’état de dégradation de la planète se multiplient.

Plusieurs pays européens ont vu ces dernières semaines leur jeunesse descendre dans la rue et organiser des « grèves scolaires » pour l’environnement, et plusieurs recours contre les États ont été initiés par des organisations de la société civile pour inaction climatique (à l’image de l’Affaire du siècle en France). Hasard du calendrier ou pas, l’adolescente suédoise Greta Thunberg, devenue la nouvelle voix de la lutte contre le changement climatique, a appelé les jeunes à une grève mondiale du climat le 15 mars, soit le jour de la clôture de l’AGNUE, augmentant la pression sur les participants de cette rencontre, qui multiplient ces derniers jours les déclarations de bonne volonté et les promesses.

La publication le 13 mars du Rapport sur l’environnement mondial (Global Environment Outlook) produit par l’ONU Environnement, dont le siège à Nairobi accueille justement les sommets de l’AGNUE, va également alimenter les débats et rappeler l’urgence de limiter le gaspillage, la surconsommation ou encore la pollution. Ce rapport estime notamment qu’en 2015, la pollution a été responsable d’un quart des morts prématurées et des maladies dans le monde (soit 9 millions de décès), un chiffre beaucoup plus alarmant que ceux produits jusqu’à présent par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La lutte contre la pollution (notamment plastique) est d’ailleurs l’un des sujets-clés de cette 4e édition de l’AGNUE, aux côtés de la protection de la biodiversité. Le réchauffement climatique sera aussi, bien évidemment, en toile de fond de l’ensemble des débats de la semaine, même s’il n’est pas à proprement parlé inscrit à l’ordre du jour.

A l’issue de la rencontre, une trentaine de résolutions devraient être adoptées par les États membres pour trouver des solutions innovantes aux nombreux défis environnementaux qui menacent l’équilibre des écosystèmes humains et naturels. Il ne faut néanmoins pas en attendre trop, ce type d’évènement international visant surtout à créer un momentum et à réveiller les consciences, plus qu’à être un véritable moment de prise de décisions fortes.

Parallèlement se tient jeudi 14 mars, également à Nairobi, la 3e édition du One Planet Summit, co-présidée par Emmanuel Macron et son homologue kenyan, un évènement initié en décembre 2017 par la France, avec l’ONU et la Banque mondiale. Que doit-on en attendre ? La France tient-elle une place singulière dans la recherche de l’accélération de la transition énergétique ?

Le One Planet Summit, créé le 12 décembre 2017 pour célébrer les deux ans de l’adoption de l’Accord de Paris, a pour vocation de réunir les acteurs de la lutte contre le changement climatique, non-étatiques notamment, et d’annoncer des mesures en faveur de la transition écologique, entre autres en termes de réorientation des financements. Des engagements sont généralement pris, par des acteurs privés et des bailleurs publics. À titre d’exemple, lors du premier sommet, l’Alliance French Business Climate Pledge, regroupant près d’une centaine d’entreprises françaises, avait affiché sa volonté d’investir pour la transformation des sociétés et un modèle moins carboné ; lors du deuxième sommet, la Commission européenne avait annoncé son intention de consacrer 25% de son budget à la réalisation d’objectifs climatiques.

La France, co-organisatrice de l’évènement, a toujours cherché à tirer son épingle du jeu, à travers l’ambition affichée d’Emmanuel Macron de prendre le fauteuil de leader du multilatéralisme climatique, occupé un temps par Barack Obama et laissé vacant par Donald Trump. La première édition avait ainsi été marquée par la formule du président français détournant le slogan de campagne de son homologue américain (« Make our planet great again »), la seconde à New York, quelques jours avant la COP24, l’avait vu couronné du titre de « Champion de la terre ». Néanmoins, ces intentions affichées n’ont pas empêché l’emblématique ministre de la Transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, de claquer la porte en août 2018, ni la France de se faire épingler pour non-respect de ses engagements liés à l’Accord de Paris, ses émissions étant reparties à la hausse depuis 2014. Difficile donc de ne pas voir un décalage entre l’image et le discours militant sur la scène internationale et la mise en œuvre concrète sur le territoire national. La France a certes un rôle à jouer, en raison de ses moyens financiers et de l’expertise de ses entreprises, mais se doit de mettre tout cela en adéquation avec ses objectifs affichés.

Assemblée de l’ONU sur l’environnement, One Planet Summit… Ces initiatives sont-elles complémentaires ou concurrentielles ?

C’est une vraie question. Sur la complémentarité, le premier One Planet Summit avait soulevé nombre de critiques relatives à la multiplication de telles conférences, qui risquait de dénaturer le processus des COP (Conférence des Parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques). Le fait que la représentation politique soit plus élevée au One Planet Summit qu’à la COP, où sont négociés les engagements des États, constitue-t-il une bonne nouvelle ? Ce n’est pas si sûr… Le point positif reste la possibilité offerte de multiplier les annonces : si vous participez en tant qu’État, bailleur, entreprise, etc., au One Planet Summit, vous êtes dans l’obligation de prendre des engagements, mais il faudra les tenir. Et pour le vérifier, on peut noter que le degré de vigilance de la société civile augmente constamment avec les mobilisations citoyennes, les assignations en justice de l’Etat, etc.

À l’ère où des États majeurs (États-Unis, Brésil, etc.) sont régis par des présidents climatosceptiques et peu enclins à faire avancer les questions ayant trait à la transition énergétique et à la lutte contre le réchauffement climatique, ces sommets internationaux peuvent-ils avoir un impact concret sur ces questions ?

Des présidents comme Trump et Bolsonaro ont été portés au pouvoir par des électeurs généralement opposés à toute forme de mesure « écologique » car ils les estimaient injustes, coûteuses, éloignées de leurs préoccupations quotidiennes et surtout délétères pour leur pouvoir d’achat ou leur activité économique. Les tensions se sont cristallisées autour de la fiscalité et du marché du travail, soit le terrain socio-économique. L’enjeu majeur reste d’impulser cette transition vers un modèle plus sobre, moins consommateur en ressources, un outil de meilleure répartition des richesses indispensable à l’acceptabilité des mesures qui seront prises. En France par exemple, l’État ne peut pas taxer le diesel et proposer des aides à l’achat de véhicules électriques et attendre que les gens qui n’arrivent pas à boucler leur fin de mois acceptent et s’exécutent sans mesures fortes d’accompagnement (développement des transports publics par exemple, pour réduire progressivement le recours à la voiture individuelle dans les territoires ruraux).

La transition écologique ne peut pas faire l’économie de la justice sociale que demandent également les pays en développement. Sans cela, il n’y aura pas d’adhésion au projet et les sommets internationaux continueront d’être perçus par une partie des populations comme des cénacles où est décidé un avenir préparant leur paupérisation et leur déclassement. Pour empêcher cela, il faudra également dépasser l’écueil de l’incohérence des politiques publiques. Si la Commission européenne prend de tels engagements sur l’orientation « climatique » du budget de l’UE, leur respect passera immanquablement par l’arrêt de politiques aux objectifs contradictoires : par exemple, la suppression des quotas laitiers en Europe en 2015 a conduit à une augmentation de la production et donc des exportations vers des marchés en croissance en Asie et en Afrique, où, dans des pays comme le Sénégal, le lait européen concurrence celui produit localement par les éleveurs… dont la filière est soutenue par l’Union européenne via sa politique de développement… Il faut favoriser le développement de circuits courts et non les exportations lointaines à forte empreinte carbone. La transition doit donc certes poursuivre des objectifs de lutte contre le changement climatique, mais passe également par une lutte, plus difficile encore, contre l’incohérence. Sans quoi nos efforts effectués dans le cadre du premier combat seront en partie annihilés par nos errances face au second.

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[1] Rappelons qu’une vingtaine d’entre eux sont décédés dans le crash du Boeing 737 MAX 8 d’Ethiopian Airlines, le 10 mars dernier, alors qu’ils se rendaient à l’AGNUE –,
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