ANALYSES

Brexit : l’agriculture, la pêche et l’alimentation mises au défi

Interview
12 mars 2019
Le point de vue de Sébastien Abis


Le Brexit lance un défi crucial pour le Royaume-Uni et l’Union européenne en termes de politiques agricole et halieutique. Le Royaume-Uni étant un acteur clé du marché de l’alimentation européen, le Brexit, quelle que soit la forme qu’il prendra, affectera profondément ce secteur. Le point avec Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS et directeur du Club DEMETER.

Quelle place occupe aujourd’hui l’agriculture dans la relation entre l’Union européenne et le Royaume-Uni ?

Il faut avant tout souligner que l’agriculture et la pêche figurent parmi les politiques les plus intégrées avec la politique agricole (PAC) et la politique de pêche (PCP) communes. Par conséquent, l’agriculture et la pêche ont grandement contribué à la construction européenne et au rapprochement entre le Royaume-Uni et le continent. L’alimentation révèle à elle seule les interdépendances nées de quarante années de mariage. Le Royaume-Uni a fait depuis longtemps le choix du commerce international pour se nourrir. Il importe ainsi entre 40% et 60% de plusieurs ingrédients phares de son assiette (viandes de volaille et porcine, fromages, pommes de terre). Cette dépendance alimentaire s’avère coûteuse : le pays accuse un déficit commercial alimentaire de 27 milliards  d’euros, soit le plus élevé de l’Union européenne (UE). Celle-ci est aujourd’hui son premier fournisseur avec 30% de ses importations alimentaires (voire 40% en incluant les marchandises qui transitent par l’UE).

La pêche est-elle également un sujet stratégique dans le dossier du Brexit ? Et si oui pourquoi ?

Ce fut un sujet important pendant les campagnes politiques plaidant pour le Brexit. Les pêcheurs britanniques ont massivement soutenu la sortie de l’UE exprimant une volonté très nette : reprendre la maîtrise complète de leurs eaux territoriales. Il ne faut donc en aucun cas mésestimer les enjeux de la pêche. La mer est ce lien géographique qui unit le continent au Royaume-Uni – la plus grande île de l’UE des 28 – qui compte de vastes eaux territoriales poissonneuses. Le Royaume-Uni est le « grenier de la mer » de l’UE, assurant 40% des captures de pêche européenne. La moitié des prises françaises se font dans les eaux du Royaume-Uni ! Ce dernier est le troisième plus gros pêcheur européen, après le Danemark et l’Espagne, mais devant la France. Par ailleurs, le marché européen représente près de 75% des exportations britanniques des produits de la mer. Autant dire que ces interdépendances nombreuses sont mises à mal par la perspective du Brexit et les incertitudes actuelles sur le résultat des négociations.

L’accord de sortie qu’avaient trouvé les Européens avec Theresa May prévoyait des aménagements spécifiques, avec un maintien temporaire des conditions actuelles d’accès aux eaux britanniques des États membres et des limites de capture. Michel Barnier a toujours été attentif et sensible à cette problématique halieutique. L’idée serait d’avoir un accord spécifique rénové pour l’été 2020.  Cela étant, avec le rejet de l’accord par la Chambre des communes en janvier dernier, les blocages  risquent d’être complets si la sortie brutale se précise fin mars.

Quelles répercussions attendre avec le Brexit au Royaume-Uni et dans l’UE ?

Rappelons que le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne devrait être juridiquement effectif le 29 mars 2019. Quoique les modalités du retrait soient encore incertaines – hard ou soft Brexit – la résurgence d’obstacles tarifaires (droits de douane) et non tarifaires (contrôles, normes…) aux échanges affectera à coup sûr les relations agricoles et halieutiques. Il faut attendre de nombreuses répercussions pour l’agriculture de part et d’autre de la Manche.

Au Royaume-Uni se posera la question de la disponibilité et de l’accessibilité des produits alimentaires. Déjà, la dépréciation de la livre sterling renchérit le coût des importations alimentaires (5-6% sur un an pour certains produits) et interroge l’accessibilité de denrées alimentaires. Par ailleurs, le retour de contrôles frontaliers approfondis pourrait déstabiliser la chaîne logistique alors que 10 000 conteneurs (50 000 tonnes de nourriture) circulent chaque jour entre le Royaume-Uni et l’UE. Ne soyons pas alarmistes : le Brexit ne devrait pas générer une pénurie généralisée, mais des rayons pourraient être moins fournis. La sortie du Royaume-Uni sera également lourde de conséquences pour les agriculteurs et les usines agroalimentaires britanniques. Le Brexit risque de leur fermer une partie du marché européen (droits de douane) et de les priver des fonds de la PAC (4 milliards d’euros par an). Sans compter que le secteur agroalimentaire est celui qui comporte la plus forte proportion d’employés immigrés européens (40%). La main-d’œuvre dans les champs et les usines pourrait bien devenir plus chère ou plus rare. Reste à savoir comment le Royaume-Uni répondra à toutes ces difficultés en privilégiant un accommodement avec l’UE (préférences commerciales), un partenariat avec des fournisseurs extérieurs (États-Unis, Canada…) ou – ce qui est moins probable – un soutien à la production domestique.

L’Union européenne sera également affectée par le Brexit. La PAC va perdre à la fois un opposant et un contributeur à son budget dans un contexte de réforme difficile. Par ailleurs, les exportateurs européens risquent de perdre un débouché commercial de première importance avec la fermeture – totale ou partielle – du marché britannique. On pourrait bien assister par ricochet à une recrudescence de la concurrence pour conquérir les marchés intra-européens dans les pays tiers afin de compenser les pertes.

Et nous avons in fine les questions liées à la pêche, que nous avons évoquées précédemment. Le départ du Royaume-Uni de la PCP bouleverserait l’accès aux eaux territoriales et la gestion commune de la ressource halieutique. Il pourrait conduire, en l’absence d’accord, à la fermeture des zones de pêche britannique aux navires européens et à des distorsions de concurrence (les Britanniques ne seraient plus soumis aux règles européennes comme les quotas de pêche) susceptibles de provoquer une surexploitation de la ressource. Sans compter que le Brexit bouleverserait également la commercialisation des produits de la mer avec l’éventuelle instauration de barrières aux échanges. Des discussions et des propositions sont sur la table pour limiter la sensibilité de la filière européenne de la pêche à défaut d’accord.

Quelles seraient les conséquences pour la France ?

De deux choses l’une : la France est le second fournisseur agricole et agroalimentaire du Royaume-Uni derrière les Pays-Bas ; les Britanniques sont les troisièmes plus gros clients de la France agricole et agro-alimentaire. Ces relations commerciales représentent pour la France un solde excédentaire de près de 3 milliards d’euros. C’est donc un élément essentiel dans notre diplomatie économique, dont les performances reposent pour beaucoup sur l’excellence de notre pays en matière agricole, alimentaire ou vitivinicole. Ces dynamiques franco-britanniques sont très importantes pour certaines filières (vins et boissons, produits laitiers, viande porcine, pommes de terre et les pommes) et certaines régions proches du Royaume-Uni, à commencer par les Hauts-de-France ou la Normandie. Cette sensibilité agricole vaut également pour la pêche française. Sur les quais du port de Boulogne, le thème du Brexit est dans toutes les conversations depuis trois ans.

Il est donc difficile à ce stade de proposer des estimations chiffrées, mais un Brexit dur devrait conduire à un repli significatif des exportations de la France vers le Royaume-Uni et inviter les acteurs français à trouver de nouveaux clients à l’international. Le tout dans un contexte où d’autres défis, complexes, comme la compétitivité des prix, le développement durable ou l’innovation se posent à l’agriculture et à la pêche de notre pays. Mais ce que révèle aussi le dossier du Brexit, c’est que nos économies vertes rurales et nos économies bleues littorales sont pleinement immergées dans les évolutions géopolitiques et les affaires stratégiques. Quand l’Europe va mal, l’agriculture et la pêche souffrent et perdent leurs repères construits depuis plus d’un demi-siècle.
Sur la même thématique