ANALYSES

Cuba : nouvelle Constitution, nouvelles tensions avec les États-Unis

Interview
28 février 2019
Le point de vue de Christophe Ventura


Alors que les menaces des États-Unis envers Cuba et le Venezuela se multiplient, la nouvelle Constitution cubaine a été massivement approuvée le 24 février 2019 par plus de 86% des électeurs dans le cadre d’une participation de près de 85% de la population selon les autorités cubaines. Cette nouvelle mouture constitutionnelle apporte un soutien solide au Parti communiste en place depuis 1959 et au socialisme, tout en ouvrant le pays à l’économie de marché. Le point de vue de Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS, sur cette nouvelle Constitution et sur les menaces extérieures qui pèsent aujourd’hui sur le pays.

Pourquoi le régime cubain a-t-il choisi de changer sa constitution ?

La première Constitution du pays datait de 1976. Elle a été réformée plusieurs fois. Cette fois-ci, il s’agit d’une nouvelle Constitution. Il était nécessaire de la changer afin de produire les bases juridiques permettant d’accompagner les mutations engagées depuis 2008, c’est à dire depuis le lancement de l’« actualisation du modèle économique cubain » selon la formule des autorités, initiée par Raúl Castro lorsqu’il a pris le pouvoir après son frère Fidel Castro entre 2008 et 2018. Il s’agit donc d’avoir une Constitution qui codifie sur le plan juridique les changements en cours, qui sont d’abord d’ordre économique.

Quels profonds changements ont été apportés par l’adoption de cette nouvelle Constitution ? Quelle place y occupe le Parti communiste et le socialisme, et plus largement dans cette gouvernance renouvelée ?

Cette Constitution vise à adapter la loi fondamentale cubaine aux importantes réformes économiques introduites dans la société. Désormais, le marché, la propriété privée et les investissements étrangers (vitaux pour l’avenir de l’économie du pays) sont reconnus et intégrés à cette loi fondamentale. C’est une évolution historique à Cuba. Le droit s’adapte donc à la nouvelle réalité.

Dans cette perspective, cette nouvelle Constitution reprécise ainsi le statut et les équilibres des différentes formes de propriétés économiques à Cuba, réaffirmant un certain nombre de principes sur la propriété collective, la propriété commune, la planification de l’économie mais aussi sur la possibilité d’existence de la propriété privée. À partir de là, elle permet d’avoir le cadre juridique qui encadre l’entrepreneuriat, le secteur privé, le secteur de l’auto-entrepreneuriat (13% de la population), etc.

Un autre domaine visé par cette Constitution est la répartition des nouveaux équilibres internes du pouvoir au sein des institutions et de l’appareil d’État. D’un côté, le texte réaffirme le « caractère irrévocable » du socialisme à Cuba et la centralité du Parti communiste comme parti dirigeant et unique.  D’un autre, il redéfinit le jeu des pouvoirs en modifiant les institutions elles-mêmes. La nouvelle Constitution introduit une dissociation du pouvoir exécutif en deux pôles. Alors que le président cubain était jusque là président du Conseil d’État et du Conseil des ministres – ce qu’est actuellement Miguel Diaz-Canel -, soit chef d’État et chef de gouvernement en même temps élu par scrutin indirect – choisi par l’Assemblée nationale -, la nouvelle figure du président de la République sera accompagnée d’un premier ministre, en charge du Conseil des ministres. Le premier ministre aura pour charge la conduite de la politique du gouvernement et répondra devant l’Assemblée nationale et le président. Le président, quant à lui, aura pour charge de donner les grandes impulsions, de contrôler le bon déroulement de ses directives, mais c’est aussi lui qui proposera ce premier ministre, les ministres et tous les titulaires des principaux postes de l’État à l’Assemblée nationale (président du Tribunal populaire suprême, procureur général de la République, contrôleur général de la République, président du Conseil national électoral, gouverneurs des provinces). Cette dernière les nomme officiellement en retour. Le mandat présidentiel sera de cinq ans, renouvelable une seule fois de manière consécutive.

Le pouvoir exécutif aura donc désormais deux têtes, certainement pour introduire une plus grande diversité des sensibilités politiques internes existantes au sein du pouvoir.  Le président restera néanmoins la figure forte. Mais il devra, autre nouveauté, être lui-même issu des rangs de l’Assemblée nationale (ce qui n’était pas le cas jusqu’à aujourd’hui). Pour être président de la République de Cuba, il faudra déjà être député. Et l’Assemblée conquiert un nouveau pouvoir potentiellement important : celui de révoquer ou de destituer le président.

Ainsi, le pouvoir législatif se voit aussi renforcé et, indirectement, représenté au sein de l’exécutif. L’objectif est ici de redimensionner les équilibres internes pour s’adapter à la période ouverte par l’après Castro (Raul Castro restera chef du Parti communiste jusqu’en 2021) en allant vers une forme plus collégiale du partage de pouvoir dans l’État, en s’appuyant sur les secteurs organisés de la société cubaine tels que les syndicats, les associations, les mouvements sociaux, etc., qui sont représentés en tant que tels à l’Assemblée nationale.

Quelles relations entretient aujourd’hui Cuba avec le Venezuela ? Avec les États-Unis ? Quelles seraient les conséquences de la destitution de Nicola Maduro pour les autorités cubaines ?  

Les relations entre Cuba et le Venezuela sont étroites, voire fusionnelles. Après l’effondrement de l’URSS en 1991, Cuba a subi la période la plus dure de son histoire, ce qu’on appelle la « période spéciale en temps de paix ». Ce fut celle où les pénuries ont été les plus fortes, où l’embargo et les sanctions américaines à son égard ont été les plus durs, où les États-Unis pensaient que sans leur parrain soviétique, Cuba allait s’effondrer. Cela ne fut pas le cas.

De son côté, le Venezuela est devenu au début des années 2000 avec Hugo Chavez à sa tête, synonyme d’un bol d’air frais pour les Cubains.  Les Vénézuéliens sont devenus les premiers partenaires commerciaux de Cuba – ils le sont toujours aujourd’hui -, notamment à travers l’aide énergétique déterminante que fournit Caracas à La Havane, garantissant la facture énergétique de l’île d’une part, et lui permettant d’autre part de revendre sur le marché international du pétrole de manière à avoir des devises. Ce dont les Cubains manquent cruellement. L’aide vénézuélienne, même si elle est moins exhaustive que celle apportée par l’URSS en son temps, est déterminante pour Cuba.

En réciprocité, les Cubains rétribuent cette aide pétrolière par certains services aux Vénézuéliens, notamment en matière de santé avec des milliers de médecins qui sont venus élaborer et accompagner les programmes de santé publique au Venezuela depuis 20 ans. Du point de vue sécuritaire et militaire, les Cubains sont également des conseillers et un appui très présent au Venezuela.

C’est là que commencent les corrélations problématiques avec les États-Unis dans la période actuelle. Plus précisément, ces derniers voient d’un très mauvais œil l’implication de Cuba au Venezuela, et vice-versa. Washington voudrait, en faisant tomber Nicolas Maduro, couper ce soutien économique et commercial à Cuba. L’administration Trump révèle chaque jour un petit peu plus son souhait de renouer avec un vieux projet américain : faire tomber Cuba. Cette fois-ci, Donald Trump, qui au départ de son mandat n’avait aucun plan, aucune politique programmée pour l’Amérique latine ni même Cuba, devient un président radical par rapport à ce pays. Loin de prôner la normalisation des relations avec l’île comme son prédécesseur Barack Obama (impulsée avec Raoul Castro en 2014), Donald Trump veut, avec Mike Pence et Mike Pompeo – et le puissant et influent sénateur de Floride Marco Rubio, figure républicaine de la lutte contre Cuba et le Venezuela-, de nouveau mettre la pression sur Cuba. Faire tomber Nicolas Maduro dans un premier temps favoriserait ce projet.

Dans cette perspective, les États-Unis menacent Cuba d’activer le titre 3 du Helms-Burton Act. Il s’agit plus précisément d’un régime de sanctions extraterritoriales, adopté en 1996 par les États-Unis, qui prévoit que « les ressortissants américains actuels dont les biens ont été nationalisés entre 1959 et 1961 ont la possibilité de poursuivre devant les tribunaux américains toute personne dans le monde se livrant à un « trafic » sur les anciens biens. » Autrement dit, en cas d’activation, n’importe quelle entreprise ou personne physique du monde entier qui commerce ou a une activité sur le territoire cubain, plus précisément sur un endroit qui était une ancienne propriété américaine ou d’un ressortissant américain avant 1959 et la Révolution cubaine, aurait la possibilité de saisir la justice américaine et d’entamer des poursuites. Pour les Cubains, il s’agit d’une épée de Damoclès terrible qui pourrait se traduire par un régime de sanction quasi intégral, ce qui reviendrait à condamner toute possibilité de relance de l’économie.

Depuis 1996, chaque président américain évaluait l’application ou non de cette disposition de la loi Helms-Burton tous les six mois (jamais elle n’a été activée). Le 1er février, Washington a annoncé que ce serait désormais tous les 45 jours.

Il est clair que Donald Trump fait de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua – dénommés « troïka de la tyrannie » par Washington – des ennemis prioritaires. Il a ainsi annoncé lors d’un récent discours en Floride que son souhait était d’éradiquer le socialisme et ses résiliences de toute l’Amérique latine, d’ici la fin de son mandat.

Cuba, le Venezuela et le Nicaragua sont devenus des questions de politique intérieure américaine. En gagnant l’appui de la Floride de Marco Rubio et en appliquant le feuille de route de ce dernier en matière de politique latino-américaine, Donald Trump poursuit un objectif : préparer l’élection de 2020 en tentant de gagner un succès international près de chez lui – éradiquer le « socialisme » et les « dictatures » -. Bien sûr, dans le cas du Venezuela, il faut ajouter les facteurs géopolitiques (pétrole, Chine, Russie, etc.).

De son côté, Cuba n’a qu’un seul souhait et projet vis-à-vis des États-Unis, celui de normaliser ses relations et d’éviter l’affrontement. Par exemple, La Havane fait très attention avec ses partenariats économiques, pour ne pas jouer la surenchère avec les États-Unis. En effet, l’administration cubaine cherche à ouvrir le pays aux investissements directs étrangers (IDE), à commencer par ceux en provenance des États-Unis et d’Europe. Les Cubains évitent ainsi de trop jouer la carte chinoise pour ne pas donner de grain à moudre à l’aile néoconservatrice américaine.

Les conséquences d’une déstabilisation provoquée de Nicolas Maduro au Venezuela seraient graves pour Cuba. En effet, Cuba ne peut pas se permettre d’avoir un Venezuela déstabilisé, engendrant une rupture des liens économiques et commerciaux entre les deux pays. Le président vénézuélien auto-proclamé, Juan Guaido, est contre Cuba et appuie les intérêts de Washington en la matière. Il préconise de désarrimer le Venezuela de Cuba et considère que La Havane a volé des milliards de dollars aux Vénézuéliens par le biais de la coopération économique, commerciale, mais aussi politique et stratégique. De surcroit, il considère que Cuba a « dé-démocratisé » le Venezuela en devenant un pôle de conseil militaire, sécuritaire, etc., auprès de Nicolas Maduro et a « cubanisé » progressivement le Venezuela. Aujourd’hui, Guaido est l’homme qui mettrait fin à la relation entre le Venezuela et Cuba dans le cadre des orientations stratégiques des États-Unis.
Sur la même thématique