ANALYSES

Géopolitique et Bitcoin : la technologie blockchain dans le monde arabe (2/2)

Tribune
15 février 2019
Par Romain Aby, doctorant à l'Institut français de géopolitique, Public Sector Blockchain Advocate for Seal Network


Les start-ups et projets blockchain dans le monde arabe

Après avoir constaté l’utilité de la blockchain, de nombreux États arabes ont investi dans la création de départements spécialisés ou ont tout simplement signé des partenariats avec les leaders mondiaux du secteur. De nombreuses entreprises (start-ups) ont également vu le jour, ce qui crée un écosystème propice à l’éclosion de cette technologie dans le monde arabe. Différentes études estiment que d’ici 2021, 307 millions de dollars seront investis dans cette technologie au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Parmi les États arabes, la Tunisie apparaît comme la pionnière de l’implémentation de la technologie blockchain. Dès octobre 2015, la poste tunisienne avait lancé un projet blockchain en intégrant un dinar virtuel ou e-dinar sur la blockchain. Pour mener à bien cet objectif, le gouvernement tunisien s’était associé avec l’entreprise suisse Monetas, et a ainsi permis l’utilisation de ce dinar virtuel pour effectuer des virements par téléphones ou payer des factures.

En Arabie Saoudite, le gouvernement affiche clairement son ambition de devenir un leader mondial dans l’adoption de la technologie blockchain, que ce soit pour le secteur industriel ou les différentes branches des départements ministériels. Ainsi, la société nationale de télécommunication STC a annoncé un partenariat avec la société américaine Consensys se basant sur la blockchain Ethereum. En octobre 2017, la banque saoudienne Aljazira a annoncé l’utilisation d’un gestionnaire d’identités développé par la firme « ShoCard » se basant sur la technologie blockchain pour les vérifications d’identités, ce qui permettra de limiter les fraudes lors des paiements en ligne et des retraits aux distributeurs bancaires. De son côté, la Banque Islamique de Développement a annoncé son intention d’utiliser la blockchain pour développer des produits financiers conformes aux préceptes islamiques.

La même société américaine Consensys est implantée aux Émirats arabes unis et plus précisément à Dubaï où les autorités locales ont annoncé l’objectif d’une utilisation massive de cette technologie dans les départements ministériels qui souhaitent passer au 100% numérique d’ici 2021. La transformation de Dubaï en ville intelligente et futuriste est une priorité de l’Émirat. Pour mener à bien cette mission, plusieurs technologies sont envisagées, dont l’intelligence artificielle et la blockchain. Actuellement, les données collectées par les caméras de surveillance, les capteurs de parking et autre objet connecté, sont récupérées par des dizaines voire des centaines d’entreprises différentes qui sont en réalité les fabricants de chaque objet intelligent en question. L’organisation de ces données dans un unique registre avec les garanties de sécurité d’un stockage décentralisé sur la blockchain représente indéniablement le cœur de la transformation technologique de Dubaï. Sur le plan du tourisme professionnel, Dubaï a également annoncé le lancement d’une plateforme en ligne utilisant la blockchain afin de connecter tous les acteurs du tourisme professionnel à Dubaï (hôtels, salles de conférences, voyagistes…) sous le nom de « Dubaï Tourism Blockchain Marketplace ». Par ailleurs, il est intéressant de noter que l’Émirat de Dubaï utilise déjà la blockchain dans la gestion de son registre foncier et dans le domaine médical.

Dans l’émirat voisin de Fujairah, la technologie blockchain est utilisée pour répertorier et organiser les parcs de stockage de pétrole. De son côté, la Banque nationale d’Abou Dhabi (The National Bank of Abu Dhabi) a annoncé dès février 2017 être la première institution bancaire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord à avoir introduit des paiements transfrontaliers sur la blockchain. De plus, le département de l’Administration numérique de la Chambre de Commerce et d’Industrie de l’émirat de Charjah a organisé un atelier, en mars 2018, sur le sujet de la blockchain. Ces différentes initiatives témoignent du fort enthousiasme suscité par cette technologie aux Émirats arabes unis.

En Jordanie, la banque « Arab Jordan Investment Bank » a intégré dans sa méthode de fonctionnement un service blockchain de la compagnie Oracle afin d’accélérer les transactions bancaires, en réduire les coûts et en accroître la sécurité. Dans le pays, un autre cas d’utilisation de la blockchain a fait grand bruit en 2017, il s’agit de l’utilisation de la blockchain dans le camp de réfugiés d’Azraq. Ce programme, mené par l’organisme d’aide alimentaire de l’ONU portant le nom de « Programme alimentaire mondial » a permis à 10 000 réfugiés du camp de bénéficier des aides alimentaires par le biais d’une identification biométrique des yeux qui remplace ainsi l’argent liquide, les bons d’achat et les cartes prépayées. Toutes ces transactions sont intégrées dans la blockchain et face au succès de ce projet pilote nommé « Building Block », l’organisme de l’ONU a annoncé que son application allait prochainement s’étendre aux 100 000 réfugiés du camp.

La ferveur autour de la blockchain s’étend également à Oman où un « Club de la blockchain » a été inauguré à la fin 2017 juste après l’organisation d’un colloque des instances du gouvernement omanais au sujet de cette technologie. L’objectif de ce club est de poursuivre les efforts initiés lors du colloque et transformer Oman en véritable plaque tournante attractive pour les entreprises blockchain dans la région.

Le Qatar avec la banque « Qatar Commercial Bank » a annoncé son intention d’être la première banque nationale à utiliser la technologie blockchain.

Dans la petite monarchie voisine de Bahreïn l’université « The University of Bahrain » (UOB) a annoncé début 2019, la mise en place d’un service Blockchain visant à décerner des diplômes numérisés grâce à l’entreprise Blockcerts.

Au-delà des cas d’adoption individuelle de chaque État au sujet de la technologie blockchain, il convient de souligner la multiplication des évènements liés à cette thématique dans les États arabes comme les conférences, les compétitions de codage informatique ou des réunions ministérielles planifiant l’introduction de cette technologie dans les instances gouvernementales.

À titre d’exemple, il est possible d’évoquer la formation de développeurs blockchain sur 3 jours menée par la société américaine Consensys au Liban à la mi-octobre 2018. Cet évènement était suivi de 2 jours supplémentaires de hackathon à Beyrouth. En Algérie, le Cercle d’Action et de Réflexion autour de l’Entreprise (CARE) a organisé, en novembre 2017, un débat à l’hôtel Sofitel d’Alger dont l’intitulé était « La blockchain a-t-elle un avenir en Algérie ? ». De son côté, Dubaï qui semble avoir une bonne longueur d’avance pour devenir la plateforme régionale pour la Blockchain a, par exemple, accueilli différents évènements très remarqués comme « The Blockchain Middle East Forum » en septembre 2017 et accueillera la prochaine édition du « Unlock Blockchain Forum » en janvier 2019. Au total, durant l’année 2018, 124 évènements (conférences et colloques) dédiés à la Blockchain étaient prévus dans le monde. Sur ces 124 évènements, 8 étaient situés dans des États arabes avec une écrasante domination des Émirats arabes unis qui devaient en accueillir 7 tandis que Bahreïn devait en organiser un.

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La blockchain : une technologie à l’épreuve du feu

Malgré l’engouement général autour de la technologie de la blockchain, il serait intellectuellement malhonnête d’écarter les différents défis technologiques qui se dressent sur le tortueux chemin de son adoption. À moyen terme, la résolution de ces défis conditionnera son adoption massive voire dans un cas extrême son effondrement. Si cette technologie venait à être adoptée massivement dans la vie quotidienne, il faudrait, par exemple, augmenter significativement sa capacité à gérer un nombre important de transactions par seconde. L’épreuve du passage à l’échelle est donc un défi majeur de cette technologie. Pour cela, différents projets envisagent des mises à jour significatives de leurs blockchains avec l’introduction du « Sharding » qui revient (pour filer une métaphore routière) à ouvrir des voies de circulation supplémentaires (des chaînes de la blockchain) lors de l’encombrement du réseau. De plus, de nombreuses voix critiques évoquent l’aspect énergivore de la blockchain avec, par exemple, le minage du Bitcoin qui est de plus en plus consommateur en électricité. Ce problème, si souvent évoqué est déjà en voie de résolution avec l’apparition d’un grand nombre de projets fonctionnant sur le concept du « Proof of Stake » (preuve de participation) et non plus comme le Bitcoin sur le concept du « Proof of Work » (preuve de travail). Le concept de « Proof of Stake » permet ainsi de réduire considérablement la consommation en énergie allouée au minage des cryptomonnaies.

Étant au début de son développement, la blockchain nécessite encore des apports financiers réguliers et significatifs afin de continuer à faire mûrir cette technologie qui n’en est qu’à ses balbutiements. D’autres défis se dressent déjà sur la route d’une adoption massive, dont les défis institutionnels, puisque la technologie blockchain évolue aujourd’hui dans un cadre réglementaire non stabilisé. L’évolution du cadre réglementaire pourrait donc également accroître ou ralentir l’utilisation de la technologie.

De plus, les analystes évoquent rarement certaines grandes entreprises internationales qui vont inévitablement se sentir menacées par la technologie blockchain. Le concept de décentralisation introduit par la blockchain menace directement le rôle des tiers de confiance habituels. Si le premier réflexe est bien souvent de penser aux banques, force est de constater que celles-ci ont pris le train en marche en intégrant certains aspects de la blockchain pour la gestion et l’accélération des transactions bancaires et notamment lors des transferts internationaux. Néanmoins, les opposants les plus farouches à la blockchain pourraient être les entreprises comme Uber et Booking qui sont des plateformes intermédiaires se rémunérant avec des commissions oscillant entre 20 et 25%. Pour ces entreprises, une adoption massive de la blockchain s’apparente, dans le contexte actuel, à une menace pour la viabilité économique de l’entreprise.
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Les cryptomonnaies entre adoption, régulation et rejet 

Contrairement à la technologie blockchain qui bénéficie d’une quasi-unanimité au sujet de son utilité, les États arabes sont profondément divisés dès qu’il s’agit d’aborder le sort des monnaies virtuelles comme le Bitcoin ou les milliers d’autres disponibles sur le marché. Certains États ne cachent pas leur hostilité à l’égard de ces monnaies virtuelles qu’ils voient comme une menace à l’encontre de leurs institutions bancaires et parfois même comme un vecteur ouvrant la porte à un déséquilibre profond de l’économie nationale.

Un rejet clair pour certains États

Parmi ces États hostiles, il est possible de citer quelques exemples comme le Liban qui campe sur son positionnement anti-cryptomonnaies évoqué dès décembre 2013. Très en avance sur la plupart des États arabes, le Liban avait alors mis en garde contre la volatilité extrême de ces monnaies virtuelles, leur implication dans le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Dans la même lignée, la banque centrale irakienne a annoncé, dès décembre 2017, que les cryptomonnaies étaient interdites dans le pays en prétextant que celles-ci exposaient leurs détenteurs à un risque de piratage et de fraude.

En 2014, la banque centrale jordanienne avait également alerté la population sur le danger d’avoir recours aux cryptomonnaies. Cette institution avait alors expliqué qu’aucun gouvernement et aucune banque dans le monde n’était dans l’obligation de convertir ces devises virtuelles en monnaie « réelle ».

Concernant le gouvernement marocain, celui-ci a interdit les cryptomonnaies, par une déclaration en date du 20 novembre 2017. Ainsi, il a été mis en place des sanctions et pénalités diverses pour toute personne se livrant à des transactions en cryptomonnaies. Les pénalités évoquées vont de 500 à 20 000 dirhams (de 45 à 1836 euros) d’amende et potentiellement 5 ans d’emprisonnement. Le positionnement du Maroc s’explique par la crainte que la population utilise les cryptomonnaies pour contourner la législation nationale alors que la monnaie nationale (le Dirham) n’est pas librement convertible. Malgré cette décision du gouvernement marocain, l’utilisation des cryptomonnaies semble en augmentation dans le pays ou les échanges en devises virtuelles s’élèveraient déjà à 200 000 dollars par jour.

Plus récemment, le Qatar a mis en garde l’ensemble de ses institutions bancaires en février 2018 sur le fait que les cryptomonnaies étaient interdites dans le pays. Le gouvernement qatari a même menacé d’appliquer de fortes pénalités contre les banques qui ne respectaient pas ses recommandations. Il est intéressant de rappeler ici que cette hostilité à l’égard des cryptomonnaies n’a pas empêché cet État d’organiser différentes conférences au sujet de la blockchain sur son territoire.

Les États au positionnement ambigu : une porte ouverte pour la régulation des cryptomonnaies ?

Comme évoqué précédemment l’Arabie Saoudite mise significativement sur la technologie de la blockchain, en revanche la position du gouvernement saoudien au sujet des cryptomonnaies est pour le moins ambiguë. En effet, l’autorité monétaire de l’Arabie Saoudite (la SAMA) a interdit ces cryptomonnaies tout en communiquant fièrement sur l’utilisation de l’entreprise blockchain Ripple qui est connue pour être une des plus importantes cryptomonnaies sur le marché sous le nom de XRP. Dans le cas saoudien, le gouvernement semble donc dire « non » à l’utilisation des cryptomonnaies par la population, mais « oui » à l’utilisation de la blockchain et des cryptomonnaies pour accélérer et fluidifier les transferts internationaux des banques saoudiennes. Dès lors, cette communication publique autour d’un partenariat avec Ripple laisse la porte ouverte à une régulation future permettant de généraliser l’utilisation des cryptomonnaies.

Le Koweït a également choisi d’interdire les devises virtuelles en décembre 2017. Le ministre des Finances a vivement menacé les banques et entreprises koweïtiennes en leur interdisant catégoriquement d’utiliser ces cryptomonnaies. Néanmoins, comme dans le cas saoudien, des exceptions semblent se mettre en place dans le secteur bancaire. Ainsi, la plus ancienne banque islamique du pays, la « Kuwait Finance House » a annoncé la création d’un partenariat avec Ripple. Bien que l’établissement koweïtien semble essentiellement intéressé par les services de blockchain de la firme Ripple et non pas par la cryptomonnaie du même nom, il est difficile d’imaginer le maintien d’une interdiction autour des cryptomonnaies quand le gouvernement a choisi pour partenaire un des acteurs les plus influents dans le secteur des devises virtuelles.

Les Émirats arabes unis qui ont massivement adopté la technologie blockchain comme nous l’avons vu précédemment ont également un positionnement complexe au sujet des cryptomonnaies. Ainsi, début octobre 2017 le gouvernement a annoncé la mise en place de réglementations visant à encadrer les levées de fonds de projets de cryptomonnaies (ICO). Quelques semaines plus tard, le gouverneur de la banque centrale, Mubarak Rashid al Mansouri a mis en garde la population contre l’utilisation des devises virtuelles, prétextant qu’elles étaient utilisées dans des cas de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme. Néanmoins, de nombreux investisseurs du pays ayant témoigné de manière anonyme se sont insurgés contre cette déclaration arguant que cet argument n’avait aucun sens, nombre d’entre eux défendaient les cryptomonnaies avec la logique suivante « si un criminel utilise des dollars pour acheter des armes et commettre un attentat, doit-on interdire le dollar ? Interdire les cryptomonnaies pour ces raisons n’a aucun sens ». Afin de répondre à l’enthousiasme d’une partie de la jeunesse émiratie, le gouvernement a attribué en novembre 2018, une licence commerciale à l’entreprise al Zarooni Group pour ouvrir la première plateforme de vente de cryptomonnaies aux EAU.

De son côté, le gouvernement égyptien reste flou au sujet des cryptomonnaies, avec la banque centrale du pays qui met en garde contre l’utilisation des devises virtuelles sans pour autant les interdire. Comme dans les cas précédents, cette interdiction des cryptomonnaies s’accompagne d’une forte volonté gouvernementale de promouvoir la technologie blockchain. À titre d’exemple, en avril 2018, l’Égypte a inauguré le lancement de son premier incubateur spécialisé sur la technologie blockchain sous le nom de NU TechSpace en partenariat avec des entreprises internationales comme IBM, Novelari, ZK Capital.

La situation est similaire à Oman, avec la banque centrale qui appelle à la prudence dans l’utilisation des cryptomonnaies en rappelant qu’aucun cadre légal ne protège les investisseurs.

Ces différents cas énoncés précédemment montrent que pour une grande majorité des États arabes, les gouvernements semblent déterminés à utiliser la technologie blockchain tandis que les banques centrales et les différentes institutions financières freinent des quatre fers pour limiter l’influence des devises virtuelles qu’elles perçoivent comme une menace.

Les États favorables à la blockchain et aux cryptomonnaies : deux laboratoires dans le monde arabe

La petite monarchie de Bahreïn a choisi d’adopter un positionnement plus neutre au sujet des cryptomonnaies. Ainsi, dès septembre 2017, la banque centrale a annoncé la mise en place d’une réglementation permettant le développement des entreprises orientées vers la blockchain et le Bitcoin (et donc par extension, les autres cryptomonnaies).

L’autre exception est la Palestine où Azzam Shawwa qui est à la tête de l’autorité monétaire de Palestine est même allé plus loin en annonçant en mai 2017 le lancement d’une monnaie virtuelle sous le nom de « Livre palestinienne » à l’horizon 2022. Cette démarche est décrite par les responsables palestiniens comme un moyen de protéger l’institution financière palestinienne contre l’intrusion israélienne, mais aussi comme un moyen de doter la population palestinienne d’une monnaie, au moment où celle-ci doit jongler entre le dollar, l’euro, le shekel israélien et le dinar jordanien pour survivre.

Le Bitcoin et les cryptomonnaies dans la société arabe

En décembre 2018, il était encore impossible d’obtenir des sondages précis sur la popularité ou le taux d’utilisation des cryptomonnaies dans les États arabes. Ce qui apparaît néanmoins comme certain c’est que la connaissance des cryptomonnaies semble être l’apanage des jeunes dans le monde arabe. Ceux-ci les perçoivent comme des investissements spéculatifs très risqués, mais aussi potentiellement très lucratifs. Lors d’un entretien avec un jeune trader égyptien de devises virtuelles celui-ci a décrit ses investissements comme « des placements boursiers sous stéroïdes avec des grands huit émotionnels rarement vus pouvant aller vers du -80% ou du +200% en 24 heures seulement ».

Durant les dernières années, la popularité du Bitcoin et des autres cryptomonnaies s’est considérablement accrue au sein des États arabes, mais cet enthousiasme a été ralenti par l’effondrement des cours en février 2018. Bien que la connaissance de la population reste très pauvre et superficielle sur le plan technique, il n’en reste pas moins qu’une lame de fond traverse le monde arabe avec une connaissance de plus en plus accrue des devises et plus généralement de l’utilité de la technologie blockchain qui les sous-tend. Néanmoins, certaines résistances apparaissent dans les sociétés arabes. Parmi ces exemples, il est possible de citer les différentes déclarations des responsables religieux qui condamnent ces devises virtuelles et les déclarent non-compatibles avec les préceptes islamiques (Haram).

Le Bitcoin est-il Halal ou Haram ?

Le positionnement religieux au sujet du Bitcoin et plus généralement des cryptomonnaies a fortement évolué dans le monde arabe, certains acteurs religieux les considèrent comme des devises compatibles avec les préceptes islamiques tandis que d’autres les condamnent de façon vigoureuse. Ainsi, le docteur Ahmad al Hajji al Kurdi, membre du comité de la fatwa et du ministère des Affaires islamiques au Koweït a émis une fatwa contre le Bitcoin, avançant des arguments très abstraits considérant qu’acheter et vendre cette cryptomonnaie était « très incertain ». De son côté, le religieux saoudien, Assim al Hakeem a été plus précis en affirmant que les devises virtuelles étaient incompatibles avec la loi islamique puisqu’elles offraient l’anonymité à des criminels. En janvier 2018, le grand mufti d’Égypte Shawki Allan a taxé le Bitcoin d’illégal et de porte ouverte à la perversion.Selon lui, avoir recours à cette devise favoriserait la fraude, la traitrise et l’ignorance. Dans tous ces avis religieux hostiles, rares sont les explications poussées évoquant les aspects techniques, voire tout simplement moraux, qui posent problème.

Voyant que certains segments de la société arabe et essentiellement les classes les plus religieuses et réfractaires au changement manifestaient déjà une forme d’opposition à ces nouvelles devises, certains États arabes ont anticipé ces blocages en menant des politiques duales. Ces États, au premier rang desquels nous pouvons citer les Émirats arabes unis, ont ainsi dans un premier temps minutieusement distingué dans leur communication officielle la technologie de la blockchain des cryptomonnaies comme le Bitcoin, puis dans un second temps ont entrepris d’établir dans les plus brefs délais des plateformes d’échanges de cryptomonnaies officielles et régulées. La firme émiratie Adab Solutions s’est ainsi présentée comme la première plateforme islamique compatible avec la charia. Cette action rapide du gouvernement émirati lui a permis de répondre au besoin grandissant d’une partie de la jeunesse du pays (locale comme immigrée) qui souhaitaient acheter des devises virtuelles. Ainsi, plutôt que de laisser s’établir des réseaux incontrôlables avec des conversions de devises multiples et l’utilisation de divers sites étrangers dont la fiabilité aurait été laissée au bon jugement de chacun, le gouvernement émirati a orienté une bonne partie des acheteurs locaux vers ces sites régulés, compatibles avec la charia où il est possible de déposer la monnaie locale sans avoir à passer par le dollar. La mise en route de ce site comme d’autres dans un avenir proche permettra également au gouvernement émirati de mieux contrôler la taxation des bénéfices engendrés par le commerce des cryptomonnaies dans le pays. Dans ce domaine également, les émirats prennent une longueur d’avance.

Bien que le Bitcoin continue d’être une source de polémique auprès de certains acteurs religieux, une autre cryptomonnaie, Stellar Lumens (XLM) a obtenu la certification halal à Bahreïn en juillet 2018.  Cette décision, qui a surpris plus d’un expert au moment de son annonce, devrait ouvrir à Stellar lumens bon nombre de portes dans les États appliquant les règles de la finance islamique. La percée de Stellar Lumens est d’autant plus prometteuse que la finance islamique est en forte progression les dernières années puisqu’entre 2013 et 2018, ces actifs bancaires et financiers sont passés de 1800 milliards de dollars à plus de 2200 milliards. Selon Kader Merbouh, spécialiste de la finance islamique, la décision prise à Bahreïn par le « Shariyah Review Bureau » n’est pas de nature en elle-même à donner une caution religieuse mondiale à Stellar Lumens puisque l’influence religieuse de cette structure est somme toute limitée. Néanmoins, dans un contexte régional où l’influence en tant que centre financier de Bahreïn a décliné ces dernières années, les cryptomonnaies pourraient représenter un formidable vecteur pour replacer cette petite monarchie sur le devant de la scène.

En analysant les discours des religieux ou spécialistes de la finance islamique favorables aux cryptomonnaies, il ressort que le premier qui a soutenu officiellement les devises virtuelles est l’enseignant en finance islamique aux États-Unis, Monzer Kahf, qui a apporté son soutien dès 2014 au Bitcoin tout en pointant le danger inhérent à cette devise, qui est selon lui exposée à une manipulation des cours.

De plus en plus de voix religieuses s’élèvent dans le monde arabe et plus précisément dans les États du Golfe pour soutenir les cryptomonnaies et leur caractère islamo-compatible. Il est néanmoins nécessaire de se demander si ces démarches sont honnêtes intellectuellement puisque de nombreux religieux contactés dans le cadre de cette recherche ne semblaient pas du tout avoir connaissance des caractéristiques techniques de ces devises virtuelles. Il est donc légitime de se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’un alignement systématique des autorités religieuses sur les décisions gouvernementales dans les États en question (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn…).

Sur le plan moral et religieux, l’utilisation des cryptomonnaies ne semble pourtant pas incompatible avec les préceptes islamiques. À titre d’exemple, il est possible d’avancer plusieurs arguments pour défendre cette idée. 1) Le Bitcoin, comme la grande majorité des cryptomonnaies, est transparent puisque l’ensemble des échanges est inscrit dans la blockchain qui est publique. Contrairement à l’argument avancé par certains religieux, il est facile de réfuter l’argument d’un « bitcoin anonyme » qui serait un paradis pour trafiquants en tous genres.

 

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Pour ne prendre que le Bitcoin, il est ainsi important de lever une ambiguïté très audible dans les débats, non le Bitcoin n’est pas anonyme, mais il est pseudonyme. Toutes les transactions sans exception sont inscrites dans la chaîne de blocs avec la totalité des adresses d’envoyeurs et de receveurs, néanmoins, ces adresses sont des clés publiques (succession de lettres et de chiffres) qui ne renvoient pas à un nom ou à une société. Il est donc facile de retracer toute une chaîne de transactions en quelques secondes, mais la difficulté se trouve dans l’identification de l’acteur agissant avec la clé publique. Certaines cryptomonnaies sont néanmoins totalement anonymes, elles sont souvent identifiées sous l’appellation de « privacy coin » et nous pouvons en citer quelques-unes (Verge, Pivx, Bitcoin Private voire Byteball Bytes avec sa fonction de Black bytes).


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2) Le Bitcoin, comme toutes les cryptomonnaies est un formidable moyen de lutter contre la faible bancarisation dans les États musulmans. Cet objectif, qui est étroitement lié à la lutte contre la pauvreté, représente sur le plan religieux un argument de poids pour une adoption des cryptomonnaies par les responsables religieux. 3) Contrairement, à certains arguments avancés, le Bitcoin et les autres devises virtuelles reposent sur une économie réelle. Les plus populaires de ces cryptomonnaies sont de plus en plus acceptées dans nombre de commerces à travers le monde. Par ailleurs, depuis mai 2018, une mosquée londonienne autorise les dons en Bitcoin. Les responsables religieux de la mosquée avouent même avoir récolté l’équivalent de 15 600 euros en Bitcoin lors du ramadan de l’année 2018.

Afin de rendre les cryptomonnaies encore plus compatibles avec les préceptes islamiques, des entreprises arabes comme Onegram se proposent d’émettre des cryptomonnaies adossées à de l’or. Selon les fondateurs de l’entreprise, le fait de fournir un équivalent or pour chaque jeton de monnaie virtuelle (token) devrait convaincre les plus réfractaires des investisseurs musulmans.

Quoi qu’il en soit nous n’en sommes qu’aux prémices de l’adoption des cryptomonnaies et il y a fort à parier que les acteurs religieux et institutionnels dans les États arabes se livreront encore à de nombreux débats passionnants dans les mois et les années à venir.

L’analyse séparée de la technologie blockchain et des cryptomonnaies a ainsi montré que l’hyper médiatisation du Bitcoin a masqué les avancées technologiques de la blockchain dans le monde arabe. Si comme nous l’avons vu les cryptomonnaies ont des partisans et des opposants, la blockchain est reçue très positivement dans une bonne partie des États arabes. Il est bien évident que la blockchain ne résoudra pas l’ensemble des problèmes du monde arabe comme par enchantement, il n’en demeure pas moins que l’émergence de cette nouvelle technologie offre aux dirigeants arabes de nouvelles perspectives leur permettant de penser le futur et d’agir différemment.

Par le passé, internet a échoué dans l’ambitieux projet de lutter contre la pauvreté et de protéger les plus faibles à l’échelle mondiale, la blockchain représente ni plus ni moins qu’une seconde chance pour les États arabes comme pour le reste du monde.

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