ANALYSES

Les gilets jaunes et le pouvoir de l’image

Presse
8 février 2019
Les images de blessés et de la violence de l’État envers les manifestants circulent beaucoup sur les réseaux sociaux et sont utilisées par les gilets jaunes. Quel rôle jouent ces images dans la mobilisation ?

Je dirais que la question symbolique de la violence a pris une énorme importance dans le débat. Ça a évolué très vite; tout le monde parle de la violence.

Prenez les images du fameux boxeur Christophe Dettinger, qui était un champion de France qu’on appelait « le gitan de Massy ». C’était vraiment une séquence de jeux vidéo : il y a une espèce d’extraterrestre qui saute par dessus la palissade et qui, à poings nus, assomme quasiment trois gendarmes lourdement armés.

Lui, il est devenu un symbole des manifestants violents, populistes et extrémistes. Mais, face à ça, il y a eu une réponse des manifestants, qui a été de montrer la violence qu’ils avaient subie.

On a vu des images de la répression et elle est quand même assez impressionnante. Je veux dire, c’est beaucoup plus violent qu’en mai 1968.

À quoi servent ces images de violence sur les réseaux sociaux ?

Elles circulent beaucoup avec un discours indigné, qui est le discours de : « Nous sommes de braves gens, mais on nous gaze et on nous tape dessus ». Donc c’est la dénonciation des violences policières.

Il y a une deuxième dimension plus idéologique. Je vous donne un exemple très intéressant, celui du dirigeant gilet jaune Jérôme Rodrigues, qui a perdu son oeil [touché par un tir policier lors d’une manifestation]. Il est devenu une sorte de martyr et de héros, entre autres parce qu’il a filmé sa propre souffrance.

Donc, il y a eu ce débat autour du thème de la brutalité policière et des droits de l’homme. Et il y a aussi un débat plus politique : est-ce que tous ces policiers font ça parce qu’ils sont nerveux? Parce qu’ils ne respectent pas le règlement? Ou est-ce qu’il y a une volonté politique de faire peur? Ça, ça s’appelle la répression.

N’y a-t-il pas aussi un abus de ces images ? Est-ce qu’on ne dénature pas parfois la raison derrière la violence en montrant seulement l’un des aspects ?

C’est vrai que de la façon dont vous contextualisez les images, vous pouvez leur faire dire des choses tout à fait différentes.

Il y a une séquence qui a beaucoup circulé en France : celle de ces policiers à moto qui se font attaquer par des manifestants et dont l’un sort son pistolet et braque des manifestants avant de partir avec un collègue.

Alors, soit vous coupez l’image au moment où il sort son pistolet et vous dites : « voilà, la police a failli tirer ». Mais si vous remontez un peu plus haut dans la vidéo, vous voyez qu’on lui jette une trottinette; il est agressé.

Si vous remontez un poil plus haut, vous avez des images où on voit ces policiers qui balancent des grenades de désencerclement sur des manifestants.

La violence, pour celui qui l’exerce, elle est toujours réactive et légitime. Le manifestant pense qu’on l’a gazé injustement, le policier pense qu’il est menacé, etc.

Ces images deviennent très, très puissantes. Surtout par contraste avec les chaînes d’information continue où vous avez les mêmes [experts] qui discutent interminablement autour de la table, avec les mêmes images qui tournent en boucle.

Ces images ne deviennent-elles pas plus importantes que ce qui se produit réellement dans les rues ?

C’est vrai que, comme tout dans la vie contemporaine, il y a beaucoup plus de témoins par l’image ou par les réseaux sociaux que d’acteurs dans la vraie vie.

L’enjeu, c’est ce que j’appelle la guerre de l’attention, c’est-à-dire de capter des minutes de cerveau humain pour leur montrer vos victimes ou leurs victimes, leur brutalité ou vos brutalités.

Les images Facebook des gilets jaunes débordent sur Twitter et elles débordent évidemment sur les médias classiques. On fait des débats pour savoir dans quelle mesure les policiers visent volontairement le visage.

Vous avez aussi des enjeux pour l’interprétation de ces images. Maintenant, on se bat et on conteste le nombre réel de blessés, on demande si ce sont de fausses nouvelles.

Les images sont-elles très importantes pour la suite du mouvement ?

Absolument! Le fait que ces images se prêtent à ces usages largement stratégiques est presque plus important que leur contenu. On se bagarre là dessus.

Moi, je n’ai jamais vu mes concitoyens aussi divisés et aussi excités dans un sens ou dans l’autre. Les gens ont des propos hallucinants. Je me sens gêné en ce moment des deux côtés, franchement.

Quand je suis en Charente, je suis plutôt copain avec les gilets jaunes sur les ronds-points. Il y en a qui disent carrément « mort aux riches » ou « si ça continue, on va aller chercher le fusil de chasse ».

Et puis, avec mes amis plus « bobo » j’entends aussi des trucs: « ouais, mais la police ne fait que se défendre » ou « ces gens, ils se font crever les yeux, mais qu’est ce qu’ils avaient à manifester? Ils ont la sécurité sociale et l’école gratuite! »

C’est ce qu’on aurait appelé autrefois du mépris de classe.

Est-il vrai que ces images n’aident pas à rapprocher ces deux France avec des réalités différentes ?

C’est vrai que les images de la violence font violence. Elles incitent à cette séparation. Dans mon livre, un élément sur lequel j’insiste beaucoup, c’est le sentiment qu’ont les gilets jaunes d’être méprisés. Ils sentent qu’on peut les battre comme des manants.

Et le discours « on a bien raison de leur taper dessus, ce sont des fainéants et nous nous sommes intelligents », ça contribue à cette violence symbolique qui s’ajoute à la violence physique.

Maintenant, je ne sais pas trop ce qu’il faut faire, parce qu’on ne peut pas interdire ces images. Il faudrait qu’on apprenne à vivre avec les images, qu’on s’éduque aux images, qu’on se préserve contre leur pouvoir de contagion.

Est-ce que c’est le boulot de l’école ? C’est un énorme travail d’éducation, mais la démocratie, ça suppose des citoyens qui ne soient pas trop stupides et qui soient d’accord sur ce qui se passe dans le monde réel. C’est du travail !

Propos recueillis par Yanik Dumont Baron, correspondant pour Radio-Canada en Europe
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