ANALYSES

Géopolitique et Bitcoin : la technologie blockchain dans le monde arabe (1/2)

Tribune
14 février 2019
Par Romain Aby, doctorant à l'Institut français de géopolitique, Public Sector Blockchain Advocate for Seal Network


Durant la crise financière mondiale de 2007-2008, une personne ou un groupe de personnes se présentant sous le nom de Satoshi Nakamoto diffuse sur internet le 31 octobre 2008 un document technique présentant le concept d’une nouvelle technologie portant le nom de blockchain. Quelques mois plus tard, le 3 janvier 2009, la devise virtuelle Bitcoin est créée sur la première blockchain, donnant ainsi vie au concept présenté quelques mois auparavant.

Presque dix ans plus tard, la flambée des cours du Bitcoin et de la grande majorité des autres cryptomonnaies durant les mois de décembre 2017 et janvier 2018 a accentué une vague d’enthousiasme internationale autour de la technologie blockchain qui sous-tend la quasi-totalité de ces cryptomonnaies. Malgré l’effondrement des cours durant le reste de l’année 2018, une bonne partie des investisseurs préservent leur optimisme à l’égard du marché des cryptomonnaies. Ces derniers sont également dithyrambiques sur la technologie de la blockchain qui est perçue comme révolutionnaire à tout égard.

L’émergence de cette nouvelle technologie s’accompagne, néanmoins, d’une multitude de représentations erronées tendant à fondre différents débats dans un ensemble très abstrait et difficile d’accès pour les néophytes. Ainsi, disons-le tout d’abord et sans détour, l’avenir de la technologie blockchain semble radieux au regard de la multiplication des applications concrètes de la technologie (que nous verrons par la suite) et du fort investissement de firmes technologiques majeures sur tous les continents. Concernant les cryptomonnaies le débat est tout autre et il mérite d’être détaché du débat initial sur l’utilité de la technologie blockchain.

En effet, la multiplication incontrôlée de projets de cryptomonnaies en 2017[1] s’est incontestablement accompagnée de campagnes de levée de fonds (ICO) mensongères ou de surévaluation avec des investissements indécents de plusieurs centaines de millions de dollars sur des projets parfois très peu fiables technologiquement et ne comptant parfois qu’un ou deux salariés à temps plein. Ces inquiétudes ont offert des arguments supplémentaires aux analystes critiques des cryptomonnaies qui les voient comme des investissements à haut risque s’inscrivant dans une bulle spéculative pouvant à tout moment éclater. Ces arguments, considérés comme anxiogènes, sont rejetés en bloc par la communauté des investisseurs en cryptomonnaies, qui arguent à raison que de nombreux projets sont le fruit d’un véritable travail de développement technologique.

Une fois cette distinction faite entre les cryptomonnaies et la blockchain, il est dès lors possible de pousser plus loin l’analyse de la technologie blockchain. Parmi les différentes publications (francophones, anglophones et arabophones) ayant couvert l’émergence de cette technologie, il est possible de distinguer deux grandes thématiques traitées dans les articles : 1/ des articles techniques qui expliquent le fonctionnement de la technologie blockchain 2/ des articles dédiés aux investissements et à l’évolution des cours dans le secteur des cryptomonnaies. Dans cet ensemble dominé par ces deux blocs, bien peu d’articles s’intéressent à l’adoption de cette technologie dans la zone Afrique du Nord / Moyen-Orient et à ses différents cas d’usage.

Afin d’offrir toutes les clés de lecture nécessaires à la compréhension de cette technologie, dite révolutionnaire, et de ces différents cas d’usage, il convient tout d’abord de relever les fondamentaux technologiques de la blockchain tout en démêlant le lien entre celle-ci et la prolifération de plusieurs milliers de cryptomonnaies sur internet. Par la suite, il conviendra de mener un état des lieux du clivage des acteurs étatiques dans le monde arabe, avec d’un côté des acteurs se présentant comme de fervents défenseurs de la technologie blockchain et des cryptomonnaies, tandis que d’autres s’opposent farouchement aux cryptomonnaies tout en regardant avec méfiance la technologie blockchain. Malgré les divergences, l’analyse des différents cas d’usage de la technologie blockchain montre tous les bénéfices que les États arabes pourraient tirer des nouvelles méthodes innovantes développées au sein de ce nouvel écosystème.

Brève introduction à la blockchain

La blockchain est une technologie qui permet de stocker et de transmettre des données numériques d’un point A à un point B de manière transparente et sécurisée sans avoir recours à un tiers de confiance. L’ensemble de ces transactions sont contenues dans un registre infalsifiable et mis à jour en temps réel par un ensemble d’utilisateurs, ce qui permet au réseau d’être totalement décentralisé. Les transactions sont inscrites dans le registre après validation, par blocs de données pour constituer une chaîne inaltérable de blocs. Cette chaîne, ne pouvant être modifiée, permet de consulter, de façon totalement transparente, la totalité des échanges effectués entre les différents utilisateurs depuis le bloc original du registre.

Pour faire simple, l’image la plus représentative est celle d’un ensemble de voisins qui détiennent au sein de leur domicile une copie de vos transactions sans le savoir. En cas de doute sur une transaction, il est possible de vérifier si vos voisins ont les mêmes informations que vous. Cette communauté, répartie sur internet, rend cette technologie quasiment impossible à pirater puisqu’il faudrait modifier chacune des copies présentes partout sur le réseau au même moment sous peine d’être détecté.

À titre d’exemple, il est possible de présenter trois types d’usage de base de la blockchain :

– Cette technologie permet d’initier des transferts d’actifs en utilisant par exemple des monnaies virtuelles comme le Bitcoin ou le Litecoin entre autres. Ainsi, un internaute ‘A’ peut transférer à un internaute ‘B’ une monnaie virtuelle sur la blockchain sans avoir recours à acteur intermédiaire comme une plateforme d’échange (l’équivalant d’une banque pour un transfert de monnaie fiduciaire). L’absence d’un tiers de confiance réduit ainsi considérablement le coût d’une telle transaction, tandis que l’émergence de la technologie blockchain accroît considérablement la rapidité du transfert qui peut s’effectuer en quelques minutes voire quelques secondes pour les blockchains les plus rapides (Bitshares, Stellar Lumens, Ripple…). Le marché mondial des transferts d’actifs représentait en 2015 la somme de 440 milliards de dollars sur l’année. Certaines plateformes d’échanges imposent des commissions pouvant s’élever à 10% du montant transféré ce qui est conséquent. Ainsi, selon l’ONG Overseas Development Institute, la diaspora africaine a perdu 2 milliards d’euros par an en raison des coûts de transferts. L’utilisation de la blockchain permet de régler les frais de transactions qui dépassent rarement les quelques centimes d’euros et qui ont l’avantage d’être des tarifs unitaires facturés à la transaction. Ainsi, un émetteur paiera un prix fixe de quelques centimes d’euros,[2] peu importe le montant envoyé (1000 euros ou un million).

Le transfert d’actifs monétaire est un exemple concret d’utilisation de la blockchain qui peut également être utilisable dans le transfert d’autres types d’actifs, par exemple, les actions, les obligations, les titres de propriété, les votes en ligne, etc.

– La blockchain peut également être utilisée en tant que registre numérique. En effet, en raison de sa transparence et de son inaltérabilité, cette technologie est d’une aide considérable dans l’effort de traçabilité et de certification. La référence d’un produit peut ainsi être intégrée dans le registre, ce qui va donner la possibilité de vérifier des données comme le lieu d’origine ou de fabrication d’un produit, sa date de production et les différentes localisations géographiques du produit dans la chaîne de distribution (l’entreprise Seal Network offre par exemple ce type de services).

– Le troisième usage majeur de la blockchain est la possibilité d’intégrer des « Smart contrats » ou « contrats intelligents » qui sont des programmes autonomes qui s’exécutent de façon automatique dès que certaines conditions définies au préalable sont remplies. L’intérêt d’intégrer ces contrats intelligents est que ceux-ci ne peuvent dès lors plus être modifiés en raison du caractère inaltérable de la blockchain.

Les bénéfices potentiels de la blockchain dans le monde arabe

La technologie de la blockchain qui est encore jeune et en plein développement promet d’offrir des solutions concrètes à divers problèmes rencontrés par les États arabes. À cet effet, l’utilisation de cette technologie se fera, très certainement, de manière graduelle, toutefois, il convient de réfléchir dès à présent sur ses bénéfices potentiels. Une analyse multiscalaire (donc à différentes échelles géographiques) permet de mieux relever les différents cas d’usage de cette technologie.

1- À l’échelle régionale, l’utilisation de la blockchain permet d’initier des transferts de fonds entre États à coûts réduits. Ainsi, un État arabe ayant été touché par une guerre destructrice ou une catastrophe naturelle pourra recevoir encore plus rapidement des fonds de la part des autres États.

Il est par ailleurs primordial de rappeler que les fonds d’aide à la reconstruction (pour les États en guerre ou à peine sortis d’un conflit) sont souvent détournés par des politiciens corrompus. Cette corruption endémique est un facteur majeur du délabrement des offres du service public dans les États arabes. Ainsi, l’utilisation des contrats intelligents, via la blockchain, pourrait permettre d’allouer des fonds ou des aides internationales en conditionnant, par exemple, l’utilisation de ces fonds à certains types de dépenses et auprès de certaines entreprises considérées comme transparentes et non corrompues. De plus, la transparence du registre de la blockchain offre également la possibilité d’auditer les transferts de fonds qui sont tous publics et traçables. Par conséquent, ce système pourrait considérablement réduire les cas de corruption et offrir une meilleure identification des mouvements de fonds.

2- À l’échelle nationale, chaque État arabe pourrait grandement bénéficier de l’utilisation de la blockchain. Ainsi, l’effort de numérisation des documents officiels qui a été entrepris par de nombreux États arabes (comme les Émirats arabes unis ou l’Arabie saoudite) pourrait s’appuyer sur la blockchain pour stocker les documents de manière décentralisée. Cette démarche permettrait de réduire considérablement les risques de perte de documents puisque ceux-ci ne seraient pas stockés dans un ou deux lieux, mais dans une multitude de milliers ou centaines de milliers d’emplacements (machines) sur le réseau. Selon Mohammad Abdullah Al Gergawi[3], l’utilisation de la blockchain dans les départements des ministères émiratis devrait, par exemple, permettre chaque année d’économiser des millions d’heures de travail dans l’intégration de données et la vérification de leur véracité.

Certains États arabes, comme le Yémen et le Liban, où la prolifération des armes à feu échappe complètement au contrôle de l’État pourraient également bénéficier d’un meilleur recensement grâce à la blockchain. Pour ce faire, il est possible d’imaginer la mise en place d’une base de données permettant de recenser les numéros de série de ces armes qui contribuent grandement à la déstabilisation de la sécurité intérieure de ces États.

Les États arabes sont également souvent en proie à des difficultés pour percevoir les paiements mensuels liés à la fourniture d’électricité ou d’eau. Concernant le Liban, certaines régions comme les banlieues sud de Beyrouth sont notoirement connues pour les irrégularités dans le paiement des factures à l’EDL (Électricité du Liban). L’utilisation couplée de compteurs intelligents et de contrats intelligents sur la blockchain pourrait dans ce cas assurer une limitation substantielle de la fraude et ainsi bonifier la santé économique des entreprises nationales comme EDL.

L’utilisation de la blockchain peut également être un atout de poids dans la lutte contre la contrefaçon de médicaments, un fléau qui touche particulièrement les États arabes. Selon différentes enquêtes, 10 à 30% des médicaments vendus dans les pays en développement sont contrefaits. Ce marché de la contrefaçon est estimé chaque année à 200 milliards de dollars dans le monde et la majorité de ces produits est originaire de Chine ou d’Inde. À titre d’exemple, durant l’été 2017, les autorités égyptiennes avaient saisi des milliers de médicaments contrefaits censés soigner l’hépatite C. L’Égypte n’est bien évidemment pas le seul État touché puisque ces produits de contrefaçon sont distribués dans des réseaux transfrontaliers sur une zone incluant une bonne partie des États arabes comme la Tunisie, l’Algérie, la Libye, l’Égypte, le Liban, la Syrie, l’Irak, la Jordanie ou le Yémen. Le recensement des médicaments authentiques et non périmés sur le registre décentralisé de la Blockchain pourrait, ainsi, aider les différents ministères de la Santé des États arabes à mettre en place une politique d’amélioration du système de santé, et poursuivre, dans un même temps, une politique de lutte contre les réseaux de contrefaçon, à l’échelle nationale et régionale.

Les États pourront également utiliser cette technologie afin de mener des élections libres et transparentes. Jusqu’ici, le vote électronique dans un point de vote fixé par le gouvernement et le vote en ligne butaient tous les deux sur la faillibilité et la corruptibilité de l’administrateur du vote. L’utilisation de la blockchain permet ainsi d’envisager un système décentralisé où le vote serait inviolable, transparent et auditable par tous. Ainsi, grâce à ce mécanisme, la destruction des bureaux de vote ou la disparition des urnes ne seront plus possibles. Il est utile de rappeler ici que les élections législatives irakiennes de 2018 ont été marquées par l’incendie d’un dépôt contenant une partie des votes du district Est de la capitale irakienne Bagdad. Au vu de cet évènement et des nombreux incidents similaires dans le monde arabe, il est légitime de souhaiter l’intégration, la plus rapide possible, des votes sur la blockchain. Par ailleurs, il est intéressant de souligner que le recours à un vote sur la blockchain permettrait également de réduire drastiquement le coût d’une élection, ce qui est une véritable bénédiction pour certains États à l’économie nationale exsangue. Bien que certains obstacles psychologiques et techniques se dressent devant l’adoption de la blockchain dans les processus de vote, certains États ont déjà franchi le pas, comme la Sierra Leone qui est le premier pays à avoir utilisé la blockchain lors de l’élection présidentielle.

L’utilisation de la blockchain pourrait également aider tout État réellement décidé à enrayer les phénomènes de corruption et de clientélisme politique. Pour cela, il est possible d’imaginer un système ou chaque ministère se verrait allouer un montant, en cryptomonnaie, équivalent au budget annuel du ministère. Dès lors que ce budget est versé dans le portefeuille numérique du ministère, chaque transaction (dépense) pourra être suivie avec précision et auditée en temps réel, voire en différé (à la fin du mandat) afin de ne pas entraver les actions du gouvernement avec une multiplication de débats pour chaque dépense. De plus, l’existence de contrats intelligents sur la blockchain permet même d’imaginer l’intégration au préalable de promesses de campagne d’un candidat à une élection, permettant par exemple au moment de son élection de déclencher automatiquement ses décisions inscrites dans le programme comme des budgets spécifiques.

L’adoption (bien que futuriste) d’un tel système démontrerait un véritable effort de transparence de la part des gouvernants et permettrait à la population de mieux jauger de la compétence du gouvernement sortant.

3- À l’échelle locale, chaque individu peut également tirer un grand bénéfice de l’adoption de la blockchain. Le premier avantage serait de pouvoir bénéficier d’un enregistrement général de tous les documents officiels, de l’acte de naissance au titre de propriété en passant par les diplômes universitaires. De la sorte, même en cas de guerre ou de catastrophe naturelle, des réfugiés pourraient facilement prouver leur identité, leurs compétences professionnelles et seraient protégés contre la spoliation de leurs biens en raison d’un départ hâtif lors d’un début de guerre par exemple.

En étendant cette logique à d’autres secteurs, il est également possible d’envisager une intégration des bilans médicaux de chaque individu sur un registre personnalisé au sein de la blockchain. De la sorte, un patient n’aurait pas à se soucier de la perte de documents en raison de sa propre inattention ou même de la destruction de l’hôpital dans lequel il aurait été soigné. Peu importe le pays dans lequel il se trouvera, ce patient pourra, dorénavant, accéder à une copie de ses données médicales avec sa clé cryptographique[4] privée, dès lors, qu’il possède une connexion internet. L’application de la blockchain dans les hôpitaux publics permettrait également de renforcer la sécurité des données des patients puisque ces établissements sont victimes de piratages informatiques et de demandes de rançon.

En parcourant les médias arabophones, il apparaît clairement que ces derniers s’intéressent de plus en plus à la blockchain. Ainsi, un article publié dans Al Jazeera pose même, dès son intitulé, la question suivante : « Est-ce que la technologie blockchain peut venir à bout de la pauvreté ? ». Cet enthousiasme débordant, presque euphorique de la part des plus fervents supporters de cette technologie s’appuie en réalité sur une idée phare, la possibilité de créer des portefeuilles individuels de cryptomonnaies pour un grand nombre d’habitants défavorisés non bancarisés. Les différents obstacles administratifs auxquels se heurtent les populations les plus isolées[5] et les coûts d’entretien d’un compte bancaire seraient ainsi supprimés, puisque l’unique condition serait l’ouverture et la gestion d’un portefeuille de cryptomonnaies et une connexion à internet ou au réseau téléphonique.

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[1] Cet accroissement a encore continué en 2018 avec 1527 cryptomonnaies le 1er mars 2018 et 2082 fin décembre de la même année.

[2] Le transfert de la cryptomonnaie Bitcoin s’élève généralement à plusieurs euros par transaction lors des périodes de pic d’activité sur le réseau. D’autres cryptomonnaies comme Stellar Lumens ou Ripple ont en revanche des frais de transfert se comptant en centimes d’euros.

[3] Directeur en management à la Dubaï Future Foundation.

[4] C’est une clé de chiffrement qui permet d’accéder à des données sur la blockchain, cette clé peut prendre plusieurs formes comme des mots, des phrases ou des données codées sous une forme binaire (cryptologie moderne).

[5] Comme avoir un accès géographique à la banque, fournir des documents administratifs lors de l’ouverture du compte, sans oublier les refus réguliers d’ouvertures de compte pour des personnes n’ayant pas de revenus suffisants.

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