ANALYSES

« Le Venezuela défie la géopolitique traditionnelle »

Presse
31 janvier 2019
Interview de Christophe Ventura - Marianne
La bataille institutionnelle entre Nicolas Maduro et Juan Guaido risque-t-elle de virer à la guerre civile ? Assiste-t-on à un coup d’Etat façon Pinochet ? Christophe Ventura, spécialiste de l’Amérique latine à l’Iris, tente de clarifier la situation.

Comment expliquer qu’il y ait au Venezuela deux majorités issues d’élections aussi contradictoires ?

Il faut remonter à la genèse de la révolution bolivarienne, à la première élection d’Hugo Chavez, en 1998. Cette bifurcation de la trajectoire du Venezuela n’a jamais été acceptée par une partie de la société. Et, depuis vingt ans, au gré des évolutions économiques et politiques, le pays connaît des oscillations assez violentes. Ce sont ces crises qui ont mené à la situation actuelle.

En 2002, il y a eu par exemple un coup d’Etat contre Chavez ; en 2007, un référendum révocatoire contre lui – c’est alors qu’entre en militantisme antichaviste Juan Guaido. En 2013, tout se complique. Cette année-là, il y a la mort de Chavez, l’effondrement des cours du pétrole se profile et Nicolas Maduro l’emporte à une très courte majorité (50,6 %).

Il est élu, mais il n’est pas reconnu par une partie de l’opposition. En 2015, cette dernière remporte les législatives et, depuis 2017, le pays vit finalement avec deux systèmes parallèles : d’un côté, l’Assemblée nationale acquise à l’opposition et, de l’autre, l’Assemblée constituante des chavistes. La rupture est totale, la guerre institutionnelle et politique dévitalise le cadre démocratique. Désormais, chacun utilise ses armes pour éliminer son adversaire.

La présidentielle anticipée de mai 2018, qui s’est tenue sans les deux principaux rivaux de Maduro, déclarés inéligibles, est pour beaucoup dans la tension actuelle…

Cette élection anticipée, qui devait avoir lieu fin 2018, était à l’initiative de Maduro. Fin 2017, celui-ci avait remporté les élections locales et régionales et comptait donc, en avançant le vote, sur une issue qui lui serait plus favorable. Le scrutin s’est ainsi tenu sans participation d’une partie de l’opposition qui l’a boycotté. Il y a eu 54 % d’abstention et, sur les 46 % de participation, Maduro a obtenu 67 % des suffrages, contre 21 % à son principal adversaire, Henri Falcon. Néanmoins, si le scrutin s’est déroulé en l’absence des habituels observateurs, rien n’indique qu’il y ait eu fraude. L’ex-président du gouvernement socialiste espagnol, José Luis Rodriguez Zapatero, qui était présent, l’a confirmé. D’emblée, l’opposition et le groupe de Lima (composé du Canada et d’une dizaine de pays d’Amérique latine) n’ont pas reconnu l’élection du 20 mai 2018. Et les Etats-Unis, qui avaient exigé le report du scrutin, ont imposé de nouvelles sanctions financières dès le 21 mai.

Hugo Chavez essayait de composer avec l’Assemblée, Nicolas Maduro l’a marginalisée. Il a par ailleurs à son bilan une crise humanitaire qui cause une émigration massive…

Il y a une situation de souffrance indéniable, devenue dramatique – un problème, hélas, aggravé par les sanctions imposées depuis 2015 par les Etats-Unis et l’Union européenne. Cette situation peut servir la stratégie d’ingérence américaine. Quant à l’émigration, j’observe qu’on a peu parlé de la première vague, qui a eu lieu dès 2014-2015, constituée des « classes compétentes » du Venezuela (ingénieurs, cadres, etc.). La deuxième vague, en revanche, a commencé vers 2016-2017 à cause des pénuries.

Au-delà des sanctions infligées au Venezuela, il y a eu une dérive du régime sous Chavez, qui s’est encore plus largement aggravée sous Maduro…

Contrairement à Chavez, dont le leadership était régional et qui a bénéficié d’une position hégémonique et d’un cycle de prospérité économique, Maduro est arrivé au pouvoir dans une situation plus compliquée. Le problème est qu’il a répondu aux assauts, parfois très violents, de son opposition, en altérant l’Etat de droit. Et qu’il a commis de graves erreurs dans la gestion économique et sociale de la crise, sur fond de corruption.

Faut-il voir en Juan Guaido, comme certains le disent, un Pinochet en puissance ?

Non, Guaido n’est pas un militaire, et ce n’est pas la même histoire. Il a son autonomie. Mais il est clairement soutenu par des pouvoirs étrangers. Le dernier exemple en est la récente intervention du secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, pour bloquer les actifs du Venezuela à la Banque d’Angleterre ou les sanctions contre la compagnie pétrolière nationale.

Le pape François a-t-il une carte à jouer ?

Au Panama, il a été très prudent et n’a pas pris parti pour un camp. Précédemment, au Venezuela, il a participé via ses émissaires à une médiation, mais sans succès. Il faut savoir que, dans ce pays, l’Eglise est partie prenante de l’opposition. Le pape, lui, n’est pas sur une ligne partisane.

Une intervention américaine est-elle possible ?

On ne voit pas aujourd’hui les conditions d’une solution politique et pacifique. Ainsi, à la proposition de médiation du Mexique et de l’Uruguay, publiquement acceptée par Maduro, Guaido a opposé un niet catégorique. La situation est inédite, mais, pour l’heure, on ne peut pas parler d’un coup d’Etat. Le positionnement de l’armée sera déterminant. La logique actuelle de l’escalade peut mener à la guerre civile ou à une intervention dont on ne connaît pas la nature ou la forme, si des fractures apparaissaient dans ses rangs. Le risque d’une déflagration est réel. Mais le Venezuela, qui vit dans la crise depuis cinq ans, défie toutes les lois géopolitiques traditionnelles !
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