ANALYSES

Pourquoi Linux est un magnifique cas d’école des forces et des faiblesses de la tech européenne

Presse
14 novembre 2018
Interview de Rémi Bourgeot - Atlantico
Alors que la France et l’Europe tentent de se faire une place dans le secteur technologique, notamment au travers d’initiatives « Frenchtech », le géant IBM vient de racheter l’entreprise Red Hat, dont le modèle économique repose sur un logiciel libre issu de Linux, qui est pourtant d’origine européenne. Du point de vue des acteurs, qu’est-ce que ce cas d’espèce nous révèle de la réalité du secteur ?

L’accroissement du rôle de Linux, sous ses multiples formes, est spectaculaire et révèle un tournant important dans l’organisation du secteur informatique dans son ensemble, des systèmes d’entreprise jusque dans la multitude d’objets connectés. Au cours des trois dernières décennies, avec la prédominance de Windows, s’est imposée une structuration des architectures informatiques centrée sur des logiciels entièrement propriétaires et développés de façon souvent centralisée par Microsoft en particulier. On voit émerger en profondeur une offre reposant sur des services informatiques larges sur la base de systèmes relevant de l’open source, et profitant au passage de systèmes plus tables, plus sûrs et beaucoup moins gourmands en puissance de calcul, couplés à l’intégration des systèmes de cloud. Ce qui se traduit par des économies massives et, à terme, un fort potentiel d’accroissement de productivité.

Le concept d’open source évoque naturellement une coopération décentralisée (ce qui est effectivement le cas) par des acteurs individuels désintéressés (ce qui n’est plus vraiment le cas au vu de l’implication massive des grands groupes informatiques désormais…).

On observe donc un changement de fond, avec l’open source au cœur des systèmes informatiques, mais de plus en plus développés dans l’environnement plus ou moins direct des géants du secteur, qui se réapproprient l’environnement open source selon une logique certes inédite, mais de nature évidemment industrielle.

Red Hat, qui est donc racheté pour une somme faramineuse par IBM, offre un système d’exploitation de la famille Linux, et commercialise en parallèle un ensemble de services, et en particulier des services de cloud hybride. Le cloud hybride consiste à utiliser de grands services de cloud proposés par les géants du secteurs, couplés à des systèmes de stockage plus sécurisés au niveau des entreprises pour les données sensibles. L’idée est à la fois de permettre une économie d’infrastructure informatique et une grande flexibilité par l’accès aux ressources externes pour les entreprises tout en préservant l’intégrité de leurs opérations.

En quoi cette évolution, autour de Linux et de l’open source, touche-t-elle également le marché des utilisateurs particuliers ?

Une multitude de distributions de Linux sont proposées sur une base libre aux utilisateurs particuliers en plus des entreprises. Ils sont adaptés à toutes sortes de problématiques et de contraintes techniques pour une utilisation flexible. La plupart de ces variantes, comme Ubuntu de la société britannique Canonical, sont de plus en plus facilement accessibles à des utilisateurs standards qui ne souhaitent pas toujours avoir recours à des lignes de commande et s’attendent à un certain niveau de standardisation et d’accès à leurs applications habituelles.

Cependant, l’industrialisation de l’open source et de Linux à destination des consommateurs est déjà une tendance lourde qui se déploie autour de Google en particulier, depuis son rachat, en 2005, d’Android comme concept de système d’exploitation mobile. Android est lui-même issu de Linux, et tourne ainsi efficacement avec une puissance faible, et repose sur une base open source (ce qui a notamment permis à Amazon d’en proposer sa propre variante, FireOS, pour sa ligne d’appareils). Google propose Android comme système mobile de masse aux usagers particuliers de smartphones, tablettes, smart tv, etc., qui sont produits par une multitude de constructeurs. Son modèle économique est ainsi centré sur la collecte et commercialisation des données recueillies ainsi que sur l’accès à la plateforme pour les éditeurs d’applications. Google se contente donc d’une offre limitée et haut-de-gamme en ce qui concerne les appareils eux-mêmes (gamme Pixel).

Google poursuit d’ailleurs sur cette voie sur le segment des PC, où les Chromebooks, produits par divers constructeurs traditionnels, utilisent le système d’exploitation Chrome OS, qui fonctionne efficacement avec des processeurs qui, pour une utilisation de Windows, sont considérés comme bas de gamme. Les Chromebooks ont connu un succès notable auprès des étudiants américains en particulier, avec des machines souvent proposées autour de 300 dollars, pour un usage centré sur internet et les services de cloud.

De son côté, Apple centre avant tout son approche sur la commercialisation de machines haut de gamme et de plus en plus chères. Dans le fond cependant, l’approche d’Apple repose également sur des systèmes d’exploitation efficaces et apparentés à Linux. Pour créer l’ancêtre de MacOS, l’équipe de Steve Jobs, au cours de sa période à l’écart d’Apple dans les années 1980, s’est inspirée de l’architecture libre Unix. Ce système a lui-même été développé à partir de la fin des années 1960 par des ingénieurs des Bell Labs et a été à la base de Linux, lorsque Linus Torvalds, alors jeune étudiant finlandais, l’a créé au début des années 1990. L’écosystème Unix a donc survécu sous une multitude de formes minoritaires, dont la famille Linux et MacOS, parallèlement au triomphe de Microsoft.

Le succès actuel des descendants plus ou moins directs d’Unix a été rendu possible par l’offre de standards haut de gamme, dans le cas d’Apple, mais surtout par les exigences d’un fonctionnement sur le marché de masse des machines mobiles aux ressources limitées. Le succès de systèmes alternatifs est aujourd’hui impressionnant face à Windows, et Microsoft voit désormais les systèmes concurrents autrefois marginaux prendre le dessus sous une forme hautement industrialisée par les GAFA. Cette évolution concerne une multitude de segments informatiques, à destination des entreprises ou des consommateurs, avec, dans de cas, une tendance accrue à la collecte et à la commercialisation des données.

Des start-ups à l’innovation, quelles sont les failles des visions européennes et françaises de ce secteur ? Qu’est-ce que cette réalité devrait changer de notre approche pour un résultat plus efficace, permettant à la France et à l’Europe de peser réellement ?

La réalité du secteur informatique est celle d’un écosystème qui inclut évidemment des start-ups et entreprises moyennes, mais où le rôle des géants comme Google, IBM, Microsoft et autres est central, désormais aussi dans l’open source, où une partie considérable des contributeurs sont des employés de ces grandes entreprises. Derrière la nouveauté de certains concepts, on ne peut que constater le poids de la structuration historique du secteur. L’écosystème informatique américain repose sur des organisations de toutes tailles, apparues tout au long de l’histoire du secteur et sur un système universitaire de pointe correctement financé. L’industrialisation de l’open source bouleverse le secteur informatique, tout comme les milieux qui chérissent le concept de logiciel libre et son caractère initialement désintéressé. Les évolutions informatiques actuelles sont de nature profondément hybride.

En France, on est passé de l’idée dans les années 1970-80 selon laquelle l’Etat devait fixer le détail des orientations du secteur informatique, ce qui s’est avéré désastreux, à l’idée selon laquelle l’innovation informatique et le développement du secteur procéderaient d’un phénomène spontané et endogène, centré essentiellement sur les start-ups, avec une focalisation sur des plateformes de services.

Rien n’empêche a priori divers acteurs de proposer des systèmes concurrents également basés sur des systèmes open source. C’est d’ailleurs déjà le cas en Europe, notamment avec Canonical, qu’on évoquait précédemment, parmi d’autres. L’Europe, où la culture open source est historiquement bien implantée, ne manque ni d’idées ni de compétence dans le domaine. Il manque cependant une dimension industrielle à l’environnement du secteur. On voit des initiatives remarquables mais qui très souvent, en reposant sur le crowdfunding, peinent considérablement à trouver les moyens suffisants à leur développement initial ou les relais de distribution indispensables, avant de se faire racheter, si elle parvienne à émerger, par les géants américains du secteur.
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