ANALYSES

Brésil : « Ce sera à l’Europe de jouer des coudes en matière commerciale »

Presse
25 octobre 2018
Pourquoi ce second tour de l’élection présidentielle brésilienne suscite-t-il un tel intérêt aujourd’hui ?

Parce que c’est une situation inédite pour la démocratie brésilienne. C’est la première fois, depuis la fin de la dictature en 1985, qu’une élection se déroule non pas entre centre-droit et centre-gauche, mais entre centre-gauche (Fernando Haddad, Parti des travailleurs, PT) et extrême-droite (Jair Bolsonaro, Parti social libéral, PSL).

Jair Bolsonaro ne cache pas que pour lui, l’épine dorsale de la politique brésilienne, ce sont les forces armées qui auraient évité au Brésil la dictature communiste en 1964, date du coup d’Etat militaire. Il ne cache pas sa radicalité, avec un discours tout à la fois nationaliste et militaire, religieux, et libre-échangiste en matière économique.

Un cocktail inhabituel, non ?

Initialement, il était sur une ligne d’extrême-droite classique. Mais il s’est aperçu que cela le coupait des milieux économiques et financiers de São Paulo. Donc il a recruté un conseiller économique formé à Chicago qui lui a concocté un programme néolibéral, lui-même se réservant la partie nationaliste.

Au-delà des craintes suscitées par sa nostalgie de la dictature, des intérêts plus pragmatiques, commerciaux, s’expriment donc également dans la presse aujourd’hui. Cette élection aura-t-elle un impact sur les relations commerciales entre l’UE et le Brésil ?

En matière de relations extérieures, Jair Bolsonaro a dit qu’il était favorable au libéralisme économique fondé sur des accords bilatéraux. C’est très laconique, ce n’est pas un économiste. Mais ce qui est écrit dans son programme, c’est qu’il privilégiera les rapports avec les pays qui ont été « stigmatisés » par les gouvernements de gauche qui se sont succédé au Brésil, notamment les Etats-Unis, Israël et l’Italie.

Il a fait état d’un retrait du Brésil du Conseil des droits de l’Homme des Nations-Unies, et mentionné une fois un déplacement de l’ambassade du Brésil en Israël, de Tel-Aviv à Jérusalem.

Par ailleurs, il a apparemment été très impressionné par un voyage qu’il a fait avant sa campagne en Corée du Sud, à Taiwan et au Japon, qu’il cite à plusieurs reprises comme des modèles de modernisme.

Certains observateurs américains, tels le Wall Street Journal, se réjouissent déjà de sa victoire. Ce serait « bon » pour les affaires…

Le programme sociétal et politique de Jair Bolsonaro est en rupture avec le passé immédiat (lire l’encadré ci-dessous). En revanche, son programme économique serait en continuité avec celui du gouvernement actuel de Michel Temer (président centriste, en place depuis la destitution de Dilma Rousseff (PT) en 2016, ndlr). Car ce gouvernement a continué à favoriser des rapports privilégiés avec la Chine, qui est aujourd’hui le plus gros importateur de matières minérales et agricoles en provenance du Brésil. Et pour des raisons pragmatiques, il a également renoué avec les Etats-Unis. La vente à Boeing de l’avionneur brésilien Embraer, une entreprise de technologie de pointe créée pendant la dictature comme un élément de souveraineté nationale, est assez révélatrice.

L’Europe a-t-elle encore une place dans tout ça ?

Oui, mais ce sera à l’Europe de jouer des coudes en matière commerciale. Il n’y aura pas de partenariat privilégié, en dehors de cette allusion qui a été faite à l’Italie. Il y a peut-être une question d’affinité idéologique. Et puis, dans le sud du Brésil, électoralement très fort, il y a plusieurs millions de descendants de migrants Italiens, ce qui permet peut-être d’expliquer ce choix.

Mais pour le reste, il n’y a pas de volonté d’avoir une relation privilégiée avec l’Union européenne.

Des pays européens ont-ils tout de même appelé à voter pour Bolsonaro ?

Comme le gouvernement italien, le gouvernement hongrois est manifestement plutôt proche de Bolsonaro, d’un point de vue idéologique. A l’inverse, en Espagne et au Portugal, des affinités portent plutôt à soutenir le candidat du Parti des travailleurs.

Côté français, c’est apparemment la neutralité absolue. Quant à l’Allemagne, on dit que São Paulo est la ville où il y a le plus de représentations d’entreprises allemandes dans le monde. Donc elle reste aussi assez discrète sur ses choix. Et elle a suffisamment d’autres problèmes à gérer sur le plan interne.

Enfin, s’agissant de l’Union européenne en elle-même, ce n’est pas dans sa tradition de donner son opinion sur une élection dans un autre pays, qui officiellement n’est pas une dictature.

Sous Bolsonaro, le Brésil ne s’exposerait-il pas à des sanctions européennes en cas de violation de l’Etat de droit ?

Pour l’instant, le seul pays d’Amérique latine pour lequel il y a des sanctions européennes, c’est le Venezuela. Lors de sa visite début octobre en Europe, le président chilien n’a parlé avec ses homologues français et allemand que du Venezuela. Interrogé sur le Brésil en Espagne, il a même fait un commentaire plutôt favorable à Bolsonaro, en laissant entendre qu’il n’avait pas lu les déclarations du personnage, à l’exception de son programme économique qui lui paraissait très sérieux… Il n’y a pas eu de commentaire particulier à ce sujet des autorités espagnoles, ni le lendemain à Paris du président français.

Espère-t-on, en arrière-plan, une avancée sur l’accord commercial entre le Mercosur et l’UE, sachant que le Brésil négocie fermement dans ce dossier pour pouvoir augmenter ses exportations de viande en Europe ?

Officiellement, si on lit les communiqués, l’Union européenne porte toujours un intérêt au Mercosur. Il devrait y avoir, au moins pour les membres historiques de l’UE, un intérêt à faire front face aux Etats-Unis et à la Chine, et donc à chercher d’autres partenariats. Mais est-ce une vision partagée par l’ensemble des Etats membres ? C’est moins évident.

Aujourd’hui, on en est au même point qu’au début des négociations, en 1995. On butte toujours sur les quotas agricoles. Un certain nombre de pays, dont la France d’ailleurs, freinent les négociations.

De son côté, la société brésilienne JBS est la première exportatrice de viande bovine au monde. Donc le Brésil serait le premier intéressé par ce partenariat, mais l’UE n’est plus aussi stratégique qu’en 1995 pour les exportations agricoles du Mercosur. L’Europe reste évidemment un partenaire très important, comme les Etats-Unis, mais c’est désormais une compétition à trois avec la Chine.

Donc il y aura une mise en concurrence de l’UE, sans demande pressante de la part des Latino-américains de conclure cet accord commercial. Et ce dans un contexte où le multilatéralisme, depuis l’élection de Donald Trump, n’est plus en odeur de sainteté en Amérique latine, ce qui bouscule le Mercosur. L’Uruguay cherche à passer des accords bilatéraux. Entre l’Argentine et le Brésil, comme il y a des fluctuations monétaires, on conteste de temps en temps les règles communes… Donc la période n’est pas très propice à la signature d’un tel accord entre l’UE et le Mercosur.

Les discussions peuvent-elles tout de même reprendre prochainement ?

Fin novembre aura lieu un sommet du G20 en Argentine. Il est probable que le Chili et le Pérou y soient invités comme observateurs. Ce sera peut-être l’occasion d’une réunion particulière, en marge du sommet, des pays du Mercosur ou de l’Alliance du Pacifique. On verra ce qui se passera avec les pays de l’UE qui seront présents. Il faudra suivre attentivement cette rencontre dans la mesure où peu d’occasions permettent actuellement d’avoir une table « multilatéralisée ».
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