ANALYSES

Brésil : élection présidentielle à haut risque démocratique

Presse
25 octobre 2018
Suite au premier tour de l’élection présidentielle, qui s’est tenu le 7 octobre 2018, et du très inquiétant résultat obtenu par le candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, Jean-Jacques Kourliandsky revient sur la dérive anti-démocratique que connaît le Brésil depuis quelques années et décrypte le programme du candidat extrémiste.

 

Comment en est-on arrivé là ? Le deuxième tour de l’élection présidentielle brésilienne le 28 octobre 2018 sera bien loin des précédents. Un ex-capitaine d’extrême droite, Jair Bolsonaro (PSL, Parti social-libéral), est arrivé largement en tête au premier tour avec 46 % des suffrages exprimés. Il affronte au second l’ancien maire « pétiste » (PT, Parti des travailleurs, centre gauche) de Sao Paulo, Fernando Haddad, arrivé deuxième avec 29 % des voix.

Pour la première fois depuis la fin du régime militaire, la démocratie est l’enjeu central de la votation. Pour la première fois, les deux finalistes ne représentent pas les versions centristes d’une alternance, droitière ou progressiste, respectant l’une et l’autre le cadre institutionnel démocratique.

Le candidat d’extrême droite a volontairement dramatisé et polarisé la campagne en usant et abusant des réseaux sociaux, et en s’aidant des confessions évangélistes les plus intolérantes et de leurs médias pour contourner les débats contradictoires et diaboliser le Parti des travailleurs. Le représentant de la gauche démocratique veut, quant à lui, s’appuyer sur la raison, le bilan social des années Lula et Rousseff, et le réseau militant d’un parti qui est sans doute le plus dense du monde et qui lui permet de rester présent dans la rue, les lieux de vie et les réseaux sociaux.

Le choc est frontal. Jair Bolsonaro affiche en effet publiquement ses options réactionnaires, sa nostalgie du régime militaire des années 1960-1970, ses intolérances multiples, son choix économique libéral. Fernando Haddad défend la démocratie sociale et le rôle central que doit jouer l’État en faveur des plus pauvres, des discriminés raciaux et des LGBT.

La campagne est violente. Avant le premier tour, l’ancien président Lula (PT) a été visé par des tireurs non identifiés. La conseillère municipale de Rio, Marielle Franco (PSOL, Parti socialisme et liberté, gauche), a été assassinée. Pompier incendiaire, Bolsonaro a été victime d’une tentative d’homicide. Ici et là des partisans de Fernando Haddad, au lendemain du premier tour, ont été agressés, voire tués.

Comment en est-on arrivé là ? Comment comprendre ce grand retour en arrière démocratique validé par une petite moitié des électeurs ayant exprimé un choix ? Deux hypothèses explicatives vont être ici proposées pour essayer de comprendre cette dérive qui menace la plus grande démocratie d’Amérique latine :

  • le coup d’État parlementaire de 2016, qui a rompu les digues de la constitutionnalité, n’aurait-il pas affecté l’État de droit et la culture démocratique ?

  • les dérives démocratiques constatées au cours de la campagne présidentielle de 2018 ne relèvent-elles pas d’un fond d’intolérances historiques cultivées par le candidat d’extrême droite ?


I – COUP D’ÉTAT PARLEMENTAIRE ET DÉRIVES ANTI-DÉMOCRATIQUES

Une digue de contention démocratique a été rompue en 2016 avec la destitution de la présidente élue en 2014, Dilma Rousseff. Le vote émis par le Congrès et le Sénat a transgressé l’inviolable, la Loi fondamentale. Et donc ouvert la voie à d’autres transgressions.

Un rappel des faits permet de situer la portée du vote émis en 2016 par le Parlement. L’acte d’accusation parlementaire était fondé sur l’article 86 de la Constitution sanctionnant un chef d’État ayant commis un crime contre la Constitution. Le crime signalé dans l’acte d’accusation concernait une présentation volontairement trompeuse du budget par la présidente Dilma Rousseff, c’est-à-dire un acte de gouvernement incorrect, relevant de la sanction parlementaire et de la Cour des comptes, un acte budgétaire commis par d’autres présidents brésiliens, ou d’ailleurs non brésiliens, à la veille d’élections importantes. Les députés qui devaient justifier publiquement leur vote, et donc les raisons pour lesquelles ils considéraient que la présidente relevait de l’article 86 de la Constitution, ne l’ont d’ailleurs pas fait. Pas plus qu’ils ne lui ont retiré ses droits civiques, sanction prévue par la Constitution pour tout président condamné pour crime.

Au vu des événements politiques et judiciaires ultérieurs, ce vote a constitué une ligne de crête, celle d’une érosion démocratique grandissant de mois en mois, réduisant le champ des alternatives au pouvoir en place.

Plus de la moitié des députés ayant écarté la présidente étaient visés par des poursuites pour corruption[1], qui ont de fait été suspendues par la mise à l’écart de Dilma Rousseff, à l’exception du président du Congrès, Eduardo Cunha (PMDB, Parti du mouvement démocratique brésilien), sacrifié après la destitution de la présidente, et dont il était la pièce institutionnelle maîtresse. Le président de fait, Michel Temer (PMDB), a échappé à une mise en examen pour corruption, le Congrès ayant refusé de le destituer[2]. Le sénateur Aecio Neves (PSDB, Parti de la social-démocratie brésilienne), candidat battu au second tour de l’élection présidentielle de 2014, a également été protégé par ses pairs qui ont refusé de lever son immunité demandée par un juge. Protection étendue à d’autres élus en « délicatesse éthique », tel José Serra (PSDB), Premier ministre des Affaires étrangères du président de fait, Michel Temer, qui a bénéficié du soutien de ses pairs du Sénat de Sao Paulo qui ont refusé de lever son immunité.

Les juges ont également contribué à la protection d’élus non membres du PT. Ainsi, Geraldo Alckmin, candidat présidentiel du PSDB, a échappé à une mise en examen par transfert de son dossier de la justice anti-corruption à la justice électorale. Les faits de corruption attribués au sénateur José Serra (PSDB) ont été déclarés prescrits par le Tribunal supérieur fédéral[3]. Le sénateur Beto Richard, (PSDB), ex-gouverneur de l’État de Para, dont l’incarcération avait été demandée par un juge local, a été exempté d’incarcération par un magistrat du Tribunal fédéral suprême (STF), Gilmar Mendes[4]. Geraldo Alckmin, Aecio Neves, et Beto Richard ont donc pu faire campagne et participer aux élections. Les juges ont en revanche, sans produire de preuves matérielles, condamné pour corruption l’ex-président Lula à douze ans de prison. La « conviction » de culpabilité a été avancée par les juges pour justifier leur décision. En dépit de la poursuite des procédures en appel, ils ont ordonné l’incarcération de l’ex-président[5], incarcération assortie d’une interdiction de se présenter à l’élection présidentielle[6] et d’accorder des entretiens à la presse prononcée par un juge du STF. Rappelons ici que Lula était à ce moment-là en tête dans les sondages d’opinion…

Un élément budgétaire troublant conforte le doute que l’on peut tirer du fonctionnement d’une justice à sens unique, examinant de façon quasi exclusive les dossiers concernant le PT et ses entourages. L’État, et ses différents services, ont été contraints à l’austérité par les auteurs du coup d’État parlementaire de 2016, à l’exception toutefois de la justice. De 2014, point de départ de la crise qui affecte l’économie brésilienne, à 2017, si le PIB a baissé de 5,6 %, le budget de la justice a augmenté de 11 %. La part de la justice est ainsi passée de 1,2 % du PIB à 1,4 %[7]. Le 8 août 2018, les magistrats du Tribunal fédéral suprême ont signalé publiquement leur attente d’une augmentation salariale de 16,38 %[8], demande acceptée et validée par le chef de l’État, Michel Temer, le 29 août[9]. Le salaire de base d’un magistrat du STF va ainsi passer de 33 700 à 39 300 reais, ce qui équivaut à 16 fois le salaire moyen brésilien. Encore s’agit-il là de valeurs salariales « officielles ». Le journal de Rio de Janeiro, O Globo, a publié 17 décembre 2017 une analyse exhaustive des revenus réels des magistrats : 71,4 % des juges du pays en 2017, selon cette étude, gagnaient bien plus que 33 700 reais. Le chiffre médian s’établissait en effet à 42 500 reais. Le pouvoir judiciaire, commente le quotidien Folha de Sao Paulo le 12 août, est ainsi le seul « à ne pas être affecté par les limitations de dépense » fixées par le président et sa majorité. Ce qui aurait suscité de la part de tout observateur conséquent une interrogation immédiate : pourquoi ce traitement salarial de faveur à l’égard du pouvoir judicaire ?

Mais il y a un autre sujet de préoccupation démocratique. La Constitution a été instrumentalisée par ceux qui ont destitué la présidente élue pour changer la politique économique, sociale et diplomatique du Brésil. Faute de pouvoir censurer le gouvernement, le Brésil étant régi par un système présidentialiste, faute donc de Premier ministre à renverser, la décision adoptée a été de mettre à l’écart la présidente élue, « pour crime contre la Constitution ». Le crime était inexistant et n’a d’ailleurs pas été revendiqué en séance publique par les députés qui en avaient pris l’initiative, le 17 avril 2016.

L’effet économique et social de la rupture institutionnelle, clairement revendiquée dans le justificatif du recours à l’article 86 de la Constitution, a en revanche été très rapidement perceptible. Le président de fait, Michel Temer, et son équipe, ont avec le soutien du Parlement adopté des mesures à caractère libéral rompant avec le modèle antérieur de démocratie sociale. Le code du travail a été révisé et « flexibilisé » en 2017[10]. L’attribution des allocations sociales a été soumise à des contrôles ayant permis « d’éliminer » plusieurs centaines de milliers de bénéficiaires. Selon des données du ministère du Développement social, dès la première année de la présidence Temer, 1 151 505 familles avaient été radiées du programme « Bourse famille » (Bolsa familia), soit 8,2 % des bénéficiaires du programme[11]. Les bourses accordées à des étudiants envoyés à l’étranger ont été suspendues, le budget de l’État a été gelé en 2017 à son niveau de 2016 pour vingt ans, ce qui a provoqué la paralysie de la capacité de l’État à assurer la maintenance de l’existant. 508 programmes d’investissements fédéraux ont été gelés en 2018, faute de crédit[12]. L’incendie du Musée national de Rio de Janeiro le 2 septembre 2018 est emblématique de cette réalité. L’entreprise Embraer, troisième avionneur mondial, a été vendue au nord-américain Boeing. Les champs pétroliers en eau profonde, face à Rio, ont été ouverts aux multinationales. L’économie est entre les mains d’un secteur bancaire qui étouffe toute initiative productive, à l’exception de l’agro-industrie exportatrice qui n’a pas besoin de recourir au crédit, ainsi que la consommation. Le crédit aux particuliers est de 57,7 %. Le déficit de la balance commerciale industrielle s’est accru de 700 % en 2017[13]. Résultat de ces deux années, selon le quotidien Folha de Sao Paulo, « le gouvernement Temer termine le pire cycle de croissance depuis un siècle »[14].

Les conséquences sociales de cette libéralisation de l’économie ont été analysées par diverses institutions : 13 millions de chômeurs, dont 3,16 de longue durée, soit un accroissement de 8,1 % en 2017 selon l’Institut brésilien de géographie et de statistiques (IBGE)[15]. L’Unicef a publié une étude alertant sur la situation de précarité en 2017 de 61 % des enfants et adolescents brésiliens[16]. La mortalité infantile a augmenté depuis 2016, selon des chiffres publiés par le ministère brésilien de la Santé[17], passant de 62/100 000 en 2015 à 64,4. Le directeur de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), a signalé sa préoccupation concernant la dégradation de la situation de sécurité alimentaire en 2017-2018. En raison, dit-il, « de l’augmentation de 11 % de la population en situation d’extrême pauvreté »[18]. Un rapport de la Fondation Getulio Vargas (FGV) chiffre à 33 % l’accroissement des personnes en situation de pauvreté depuis le début de la crise en 2014[19]. Le Pnud, dans son dernier rapport annuel, a de son côté indiqué que le Brésil avait perdu 17 places dans l’Indice de développement humain (IDH)[20]. L’habitat est le révélateur physique de cette dégradation : les superficies des favelas, lieux d’exclusion sociale, a fortement progressé à Rio de Janeiro, où elles se seraient accrues de 333 064 m2 de 2016 à 2017[21].

Cette montée de l’exclusion s’est accompagnée de celle de l’insécurité. Plus de 63 000 homicides ont été comptabilisés en 2017. 17 villes brésiliennes figurent dans les 50 localités les plus dangereuses du monde. Débordé par cette montée de l’insécurité et par l’incapacité des polices locales, intermédiaires et fédérales, souvent complices du crime, le gouvernement a militarisé le maintien de l’ordre. Un général a ainsi été nommé ministre de la Défense et, pour la première fois depuis le rétablissement de la démocratie, un État, celui de Rio, a été dessaisi par décret présidentiel de ses compétences policières, confiées à l’armée fédérale le 16 février 2018[22]. Portée par l’événement, de recours, l’armée a glissé vers l’interventionnisme politique. Le commandant en chef des forces armées, Eduardo Villas-Boas, intervient ainsi depuis le 3 avril 2018 dans les grands débats politiques.

L’enjeu de l’élection présidentielle est là. La politique économique imposée par les auteurs du coup d’État parlementaire doit selon ses initiateurs être poursuivie. Toute autre option, et donc la victoire éventuelle du candidat du Parti des travailleurs, constituerait un « désastre ». « Le risque d’une victoire d’un candidat sans engagement sur le paquet Ajustement et réformes amplifierait les effets de la hausse des prix du pétrole, des conflits commerciaux et de la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis […] Des programmes irresponsables […] pourraient ouvrir la voie de la régression »[23], pouvait-on lire dans un quotidien de Sao Paulo avant le premier tour. Les groupes de pression agro-exportateurs ont annoncé dès le 2 septembre 2018 leur soutien au candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro. La bourse a salué son résultat du premier tour par une hausse sensible des valeurs. Les grandes entreprises médiatiques ont accompagné le mouvement en diabolisant le PT dans les programmes d’information, mais aussi en fabriquant un feuilleton, confié à l’efficace réalisateur José Padilha, centré sur la corruption et attribuant à Lula et au PT délits financiers et entraves à la justice[24]. Les chaînes de télévision n’ont par ailleurs pas respecté tout au long de la campagne les règles d’équité et ont favorisé l’accès privilégié aux antennes du candidat Jair Bolsonaro.

II – JAIR BOLSONARO, CANDIDAT D’INTOLÉRANCES HISTORIQUES ?

Le programme de Jair Bolsonaro permet de prendre la mesure de dérives démocratiques qui vont bien au-delà de ses propos de tribune ou de ses messages provocants et extrémistes. Jair Bolsonaro a centré son message sur la réactualisation d’un passé encore proche fait d’intolérances assumées.

Plus réactionnaire que fasciste, Jair Bolsonaro décline dans un épais document un catalogue de propositions visant à effacer les années de démocratie sociale pour rétablir la démocratie autoritaire au bénéfice des catégories historiquement dirigeantes et des pouvoirs économiques qui tenaient le haut du pavé avant 2003, avant donc la prise de fonction de présidents issus du PT, du centre gauche.

Le cœur du programme est affirmé en lettres majuscules dès la deuxième page : « la propriété privée a un caractère sacré ». Elle sera garantie par la mise en place « d’un gouvernement libéral et démocrate ». Un chapitre particulier précise qu’il faut entendre par « libéralisme économique » les « économies de marché, historiquement meilleur instrument de prospérité », à la différence « d’idées obscures comme le dirigisme économique ». Ces principes se matérialiseront par les initiatives suivantes : « budget en déficit zéro », « plus de Brésil, moins de Brasilia et de bureaucratie », « indépendance de la Banque centrale du Brésil », « privatisations d’entreprises de l’État » pour réduire de 20 % la dette publique, « choc libéral dans le secteur énergétique », « vente d’une partie des capacités de Petrobras », « ouverture commerciale » sur le monde, « réforme du système de retraite » vers un modèle de capitalisation, « réduction d’impôts et simplification du barème », « programme de revenu minimum […] inspiré de Milton Friedman » destiné à remplacer la Bourse famille, « révision du programme Plus de médecins afin que les docteurs cubains, après revalidation de leurs diplômes, puissent faire venir leur famille et reçoivent la totalité d’un salaire volé par « les dictateurs de Cuba », « associer les universités au secteur privé ».

Difficilement universalisable, ce programme est assorti, à usage électoral populaire comme élitiste, d’une diabolisation du PT, systématisant les discours du président de fait, Michel Temer, et de ses soutiens politiques et médiatiques depuis 2016. Le PT est littéralement proposé aux électeurs comme bouc émissaire de toutes les crises – économique, morale, sociale, sécuritaire, sociétale. Jair Bolsonaro a par ailleurs intégré la philosophie de la vie « vendue », dans tous les sens du terme, par les églises évangéliques pentecôtistes aux électeurs les plus pauvres[25]. Reposant sur la primauté du salut individuel et une théologie dite de la prospérité, ces églises défendent une conception traditionnaliste de la famille et de la vie de couple, reprises à son compte par Jair Bolsonaro. Elles le font, comme l’ex-capitaine, en se plaçant « en vérité », comme seules détentrices de solutions transcendantales et universelles. Tout autre point de vue relevant de l’erreur ferme les voies du salut. Jair Bolsonaro, « national-évangéliste », n’a donc pas à débattre avec les candidats porteurs d’erreurs. Son devoir est donc de diffuser, au même titre qu’un pasteur le message de vérité, son message, ce que permettent les moyens de communication actuels, massifs tout autant que laconiques – Whatsapp, Facebook et autres Twitter.

Le programme est placé ostensiblement sous l’autorité de Dieu, « Dieu au-dessus de tout », figurant en bonne place sur le haut de la première page, la partie basse étant placée sous le parrainage de l’apôtre Jean, « Et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera » (Jean, 8 :32). La maquette du document reproduit les images habituelles de la presse et des medias évangélistes, mains ouvertes sur fond de ciel bleu, ou simplement mains ouvertes en direction du spectateur-électeur-croyant. La défense de la famille figure en bonne place ; sacrée, elle doit rester « loin des interférences de l’État ». L’école ne doit pas encourager « l’endoctrinement et la sexualisation précoce » des enfants. Par ailleurs, il convient de libérer le Brésil « du crime, de la corruption et des idéologies perverses », et ce, au nom des « libertés » sapées depuis « trente ans par le marxisme culturel et ses dérivations comme le gramscisme », qui minent « les valeurs de la Nation et de la famille brésilienne ». Lutter contre la consommation de stupéfiants, c’est lutter « contre l’épidémie de crack introduite par les filiales des Farc », membres du Forum de Sao Paulo[26]. Les homicides auraient en effet augmenté, selon le document programme, à partir de la création par le PT de ce Forum, « drogues, gauches et violences sont liées », dixit ledit programme ! Mais aussi, la gauche à Sao Paulo aurait couvert des « bourses de crack » et les régions du Forum de Sao Paulo seraient les plus criminogènes !

Le problème in fine, résume le document-programme, « c’est l’héritage du PT, inefficience et corruption ». Les policiers morts en combattant la délinquance « seront honorés comme des héros », les remises de peine seront supprimées, la majorité pénale ramenée à 16 ans, et chaque citoyen aura le droit de posséder une arme pour défendre sa famille et ses biens, l’occupation de terres sera qualifiée « d’acte terroriste ». La diplomatie brésilienne cessera « de louer des dictatures assassines et d’attaquer des démocraties importantes, États-Unis, Israël, Italie ». Les forces armées constitueront « la garantie de la loi et de cet ordre […] contre la barbarie. Épine dorsale de la Nation, […] attaquées par les doctrines idéologiques de gauche, elles sont l’obstacle ultime de contention du socialisme » et « ont empêché la prise du pouvoir par les forces de gauche qui avaient planifié un coup d’État communiste en 1964 ».

Ce discours a ravivé un fonds culturel local, tissé d’intolérances forgées par une histoire mêlant les conflits sociaux d’aujourd’hui à un héritage de quatre siècles d’esclavagisme[27]. Le sociologue Jesse Souza[28] a décrit dans les batailles contemporaines la perpétuation d’antagonismes issus du face-à-face entre la maison de maître, ou casa grande, et la case des esclaves (senzala). Les politiques sociales engagées par le PT de 2003 à 2016 ont pour l’essentiel concerné les plus pauvres, qui dans leur grande majorité sont noirs ou métis, travaillant dans le sud-est du pays, mais originaires du nord-est, provoquant une frustration et un mal-vivre croissant au sein de ce qu’on appelle au Brésil la « classe moyenne », c’est-à-dire les catégories moyennes aisées en termes français, majoritairement blanches. Cette frustration a atteint un point maximal en 2013 et 2015 après l’adoption de l’amendement constitutionnel 72 et la loi complémentaire n°150. Ces deux initiatives législatives avaient pour objet de contraindre les familles-employeurs à déclarer leur personnel de maison. Du fait de l’héritage de l’esclavagisme, le Brésil, selon l’OIT (Organisation internationale du travail), est le pays ayant le nombre de domestiques le plus élevé au monde, soit environ 7 millions de personnes. 5,7 millions étaient des femmes en 2015, et 3,7 millions des femmes noires[29], soit 6,8 % à ce moment-là des emplois totaux et 14,6 % des emplois féminins[30].

La crise économique de 2014, génératrice d’un mécontentement collectif, a été instrumentalisée par « les classes moyennes » et leurs représentants politiques et médiatiques, et ont très vite récupéré les manifestations décousues de ceux qui exigeaient en 2013 des services publics de meilleure qualité, afin d’empêcher un traitement social et partagé de la crise, considérant avoir à l’excès contribué à la réduction de la fracture sociale depuis 2003. Secteur bancaire, agro-exportateurs et leurs entreprises médiatiques ont organisé une offensive parlementaire et judiciaire, visant à empêcher le PT de rester au pouvoir. Ce qui a été chose faite en 2016 avec la destitution de Dilma Rousseff et en 2018 avec l’incarcération de l’ex-président Lula. Ces « élites du passé », selon la définition qu’en a donné le sociologue Jesse Souza[31], ont provoqué des dégâts sociaux et économiques ôtant tout espoir de victoire électorale à leurs candidats, Geraldo Alckmin (PSDB) et Henrique Meirelles (PMDB).

Cette stratégie du « tout sauf le PT », faute de support humain et partisan, a alors fait le lit du candidat d’extrême droite. Considéré comme un adversaire secondaire par l’établissement économique et financier, il a été libre de développer ses discours extrémistes et d’apparaître alors dans les dernières semaines de la campagne comme un recours incontournable, en l’absence d’un candidat représentatif de « l’établissement ». Les grands médias traditionnels des classe moyennes, l’ancien président Fernando Henrique Cardoso, ont multiplié les prises de parole, mettant dans le « même sac » le candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, et le candidat de centre gauche, Fernando Haddad. Les électeurs « libéraux », représentatifs des classes moyennes, se sont mobilisés, comme les collectifs de femmes, les derniers jours de campagne, contre Bolsonaro, mais sans appeler à voter Fernando Haddad. Au lendemain du premier tour, Ciro Gomes, candidat du PDT (Parti démocratique travailliste), a appelé à faire barrage au candidat extrémiste, Jair Bolsonaro, avant de partir en voyage en Europe pour, a-t-il dit de façon peu cohérente, préparer la présidentielle suivante, en 2024.

Le résultat du premier tour, le 7 octobre 2018, a mis en évidence un clivage géographique et sociologique reflétant la résistance des plus pauvres, malgré le poids des médias, des milieux financiers, des pasteurs pentecôtistes, et du général en chef des forces armées. Le Nord-Est majoritairement pauvre, noir et métis, moins éduqué, a voté pour le candidat du Parti des travailleurs, Fernando Haddad.

Jair Bolsonaro est le candidat du Sud-Est du pays, blanc, éduqué et plus riche[32]. Seule la construction d’un PT bouc émissaire par les médias et les églises pentecôtistes, image diffusée massivement sur les réseaux sociaux, lui a permis de pénétrer l’électorat populaire qui aurait le plus à souffrir de sa politique économique et sociale.

Le Brésil est entré dans une ère « post-démocratique »[33] en 2016. « Ce que j’appelle post-démocratie », écrit le juge Rubens Casara, « à défaut d’un terme plus adéquat, doit être compris comme un État sans limites rigides à l’exercice du pouvoir, et ce à un moment où pouvoir économique et pouvoir politique […] se rapprochent et fusionnent quasiment sans pudeur […]  La démocratie subsiste, sans vrai contenu, comme élément d’un discours pacificateur ».

Il est choquant, déontologiquement parlant, de constater la légèreté de certains commentateurs et acteurs de ce moment de crise. Des articles de la presse internationale ciblent en effet les électeurs dissidents du Nord-Est comme témoins d’un abandon du PT par l’électorat populaire[34]. Si des chefs politiques et des collectifs de femmes brésiliens se disent respectueux des institutions et appellent à rejeter Jair Bolsonaro, si Ciro Gomes (PDT) et Fernando Henrique Cardoso (PSDB), qui ont vécu les années difficiles et tragiques de la dictature militaire et sont issus des « classes moyennes », critiquent tous deux, comme les collectifs féminins Mulheres unidas contra Bolsonaro, Jair Bolsonaro, ils n’appellent néanmoins pas à entrer dans un front de défense de la démocratie, et à voter utile, c’est-à-dire Fernando Haddad.

L’histoire, et peut-être le dieu des Brésiliens, les jugera…
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