ANALYSES

De #MeToo à #WhyIDidntReport, ce que dit l’affaire Kavanaugh

Presse
25 septembre 2018
Avec le nouveau hashtag «pourquoi je n’ai pas porté plainte», des victimes d’abus sexuels témoignent des raisons de leur silence. C’est ainsi que Christine Blasey Ford n’attaque qu’aujourd’hui le candidat de Trump à la Cour suprême. La fin d’une époque ?

Alors qu’une ex-camarade d’université, Deborah Ramirez, impute à son tour à Brett Kavanaugh, le candidat de Donald Trump à la Cour suprême, une agression sexuelle lors d’une soirée étudiante, Christine Blasey Ford, qui l’accuse de tentative de viol pendant leurs années de lycée, pourrait être auditionnée par la commission juridique du Sénat cette semaine. Cette audition promet d’être difficile pour la professeure de l’université Palo Alto. La semaine dernière, Trump s’est lui-même étonné, dans un tweet, qu’aucune poursuite n’ait été entamée alors, si les faits sont réels.

Ce tweet en a immédiatement déclenché des dizaines de milliers d’autres, accompagnés du hashtag #WhyIDidntReport, expliquant ce que les spécialistes décrivent : la peur, la honte, la culpabilité, la volonté d’oubli poussent la grande majorité des victimes à se taire. Bob Woodward, dans son livre Fear, rapporte ce conseil que Donald Trump donne à l’un de ses proches accusé de violences sexuelles : «Il faut nier, nier, nier, et faire reculer ces femmes. Si tu admets la moindre chose, la moindre culpabilité, tu es un homme mort !»

Cet affrontement via Twitter illustre la lecture qui doit être donnée à l’affaire Kavanaugh : celle de la cristallisation du face-à-face entre une Amérique qui entend la voix des femmes et une Amérique qui y résiste. Depuis les Women’s March de janvier 2017 et ses «pussy hats» jusqu’à #MeToo et l’affaire Weinstein il y a un an, une dynamique s’est enclenchée. Outre les mobilisations de rue et sur les réseaux sociaux, elle a donné lieu à un nombre record de candidates aux élections de mi-mandat du 6 novembre et même si une partie ne passera pas les primaires, même si beaucoup ne sont pas en position éligible, les femmes investissent, cette année, massivement la sphère politique et poussent l’agenda vers la gauche.

De l’autre côté, les dénégations de Kavanaugh et de ses partisans concernant l’accusation de Ford sont aussi, et surtout, le déni d’une réalité : aux Etats-Unis, l’impunité pour des faits de violences contre les femmes, et en particulier de violences sexuelles, ne passe plus. C’est ce déni qui risque de coûter cher aux républicains. Dès le 6 novembre si Kavanaugh est confirmé d’ici là par le Sénat, pour les élections de 2020 s’ils passent en force pendant la session dite lame duck («canard boiteux») qui qualifie la période entre les Midterms et la prise de fonction des nouveaux congressistes en janvier, si le Sénat bascule côté démocrate.

C’est pourquoi le refus des soutiens de Kavanaugh de lier cette affaire au contexte de #MeToo est une erreur d’appréciation. N’y voir qu’une récupération des démocrates pour bloquer la nomination d’un juge conservateur à la Cour suprême s’apparente à un aveuglement. Le message envoyé aux femmes pourrait être vu comme insultant et mobiliser un «vote féminin» contre les candidats républicains.

L’establishment républicain et le président Trump choisiront-ils l’électorat droitier ? Les ultras estiment que la non-confirmation de Kavanaugh occasionnerait une démobilisation de leurs sympathisants le 6 novembre, avec comme perspective la perte du Sénat et celle de voir s’envoler tout espoir qu’un des leurs soit nommé à la Cour suprême pendant plusieurs années.

De fait, l’enjeu est énorme pour les conservateurs : s’il est confirmé à la plus haute juridiction du pays, Kavanaugh, âgé de 53 ans, y siégera à vie. Après la nomination de Neil Gorsuch en 2017, la Cour disposera d’une majorité conservatrice, et ce sont les droits des femmes, des LGBT mais aussi des minorités ethniques qui sont menacés. Or, que Kavanaugh ait été choisi par des lobbys ultra-conservateurs afin de limiter les droits des femmes pose particulièrement question au vu des accusations dont il fait l’objet.

La première réaction des partisans de Kavanaugh a été de mettre en cause la parole de Ford. Ont suivi des arguments selon lesquels les agressions sexuelles font partie d’une certaine culture (potache), ce qui en minimiserait la portée. Après que la ministre de l’Education, Betsy DeVos, a annoncé vouloir mettre un terme aux procédures visant à protéger les victimes présumées de violences sexuelles sur les campus , que Barack Obama avait mises en place, la suspicion vis-à-vis des victimes et le principe d’impunité des agresseurs apparaissent comme la ligne de la Maison Blanche et du Grand Old Party.

Or, l’affaire Ford-Kavanaugh a un précédent : celui du juge Clarence Thomas, accusé en 1991 par une ex-collègue, Anita Hill, de harcèlement sexuel. Anita Hill avait été auditionnée par le Sénat et soumise à des questions difficiles et intrusives, et Clarence Thomas avait été confirmé à la Cour suprême, où il est toujours en fonction. Mais, comme l’a montré Eric Fassin, les affaires sexuelles ont, depuis, quitté la sphère de l’intime et ont trouvé une nouvelle grille de lecture dans l’espace public : elles sont devenues politiques. Le témoignage de Hill et la nomination de Thomas avaient conduit à l’arrivée d’un nombre record de femmes au Congrès lors des élections de 1992. L’histoire se répétera-t-elle le 6 novembre ?

Alors que l’électorat féminin démocrate blanc et diplômé du supérieur est déjà mobilisé contre Trump, est-ce que l’affaire Kavanaugh amplifiera cette tendance avec d’autres catégories sociologiques d’électrices ? Le fossé, immense, entre les votes féminin et masculin pour ou contre Trump, pourrait encore se creuser. Avec la présidentielle de 2020 en ligne de mire.
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