ANALYSES

Rohingyas : une situation toujours inextricable

Interview
19 septembre 2018
Le point de vue de Alice Baillat


Un an après la terrible répression militaire birmane à l’encontre des Rohingyas, minorité musulmane, dans l’État d’Arakan, la situation de près d’un million de réfugiés au Bangladesh semble plus que jamais dans l’impasse. D’autant que les camps de réfugiés subissent de plein fouet la mousson. Si la Cour pénale internationale et le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme semblent s’emparer du sujet, les décisions prises demeurent symboliques. Le point de vue d’Alice Baillat, chercheuse à l’IRIS, sur la situation.

Où en est la situation des Rohingyas, notamment en cette période des moussons ?

Depuis août 2017, 700.000 Rohingyas ont quitté la Birmanie pour fuir les persécutions de l’armée birmane. Ils se sont, depuis, entassés dans ce qui est désormais considéré comme le plus grand camp de réfugiés au monde, au Bangladesh, dans des conditions de vie catastrophiques. Rappelons par ailleurs que le Bangladesh est l’un des pays les plus pauvres, parmi les plus vulnérables au changement climatique et confronté régulièrement à des catastrophes naturelles, notamment des inondations souvent dévastatrices provoquées par l’abondance des précipitations pendant la période de mousson (de mai à octobre environ).

Depuis plusieurs mois maintenant, les Rohingyas sont non seulement confrontés à de graves traumatismes liés aux persécutions qu’ils ont subies, mais aussi à des conditions climatiques extrêmement difficiles avec des inondations et des glissements de terrain de parties entières des camps. Plus de 60% des réfugiés sont des femmes et des enfants, qui sont donc des populations particulièrement vulnérables. Alors que la situation sanitaire est déjà dramatique, en raison de la congestion des camps, du manque d’hygiène, etc., elle est donc aggravée par ces pluies de mousson, qui provoquent le débordement des latrines et accroît le risque de prolifération des maladies liées à la contamination de l’eau.

Cela étant, la mousson actuelle est finalement presque moins catastrophique que ce à quoi on pouvait s’attendre. Les précipitations, parfois torrentielles, sont toutefois restées dans les moyennes saisonnières, et le Bangladesh, « habitué » à vivre avec les moussons, a tout de même tenté d’anticiper et de mettre en place, avec l’aide des humanitaires, des dispositifs visant à réduire la vulnérabilité des personnes vivant dans les camps : amélioration des systèmes de drainage, renforcement des abris, construction de routes, etc. Grâce à ces efforts conjoints, le pire a été évité, mais la situation reste, dans l’ensemble, malgré tout effroyable.

La nouvelle Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle Bachelet, vient de demander la création d’un organe chargé de réunir les preuves des crimes les plus graves commis à l’encontre des Rohingyas en Birmanie, alors que la Cour pénale internationale (CPI) vient de se déclarer compétente pour enquêter sur la déportation de la minorité rohingya. Était-ce une étape nécessaire ? Que peut-on en attendre ?

C’est dans tous les cas une décision à saluer. La CPI se déclare en effet rarement compétente pour enquêter et ouvrir un procès concernant les membres d’un pays non signataire de la CPI, et sans une résolution du Conseil de sécurité. Mais on sait que cette voie est bouchée par la menace du véto de la Chine, alliée indéfectible et de longue date de la Birmanie. Pour contourner le fait que la Birmanie n’est pas membre de la CPI, les juges de la CPI devaient alors étudier la possibilité d’ouvrir une enquête par le biais du Bangladesh, qui est lui membre de la CPI, étant donné que l’exode forcé de 700 000 personnes depuis un peu plus d’un an sur son sol peut correspondre à un acte de « déportation », inclut dans la définition du génocide.

L’alternative a donc été trouvée par la procureure de la CPI, en saisissant les juges de sa propre autorité en leur demandant de se prononcer sur leur compétence. Ce qu’ils ont fait début septembre. Cette première étape ne signifie pas qu’un procès sera ouvert. Beaucoup d’étapes restent à franchir, et si un procès doit avoir lieu, cela prendra plusieurs années.

À cette décision de la CPI s’est ajoutée une annonce de la Haut-Commissaire aux droits de l’homme à l’ONU, annonçant son objectif de collecter et, en tous cas, de conserver les preuves des persécutions faites à l’encontre des Rohingyas. Nous pouvons en effet nous retrouver dans une situation où les autorités birmanes chercheraient à détruire les preuves qui pourraient potentiellement servir à l’ouverture d’un procès. Ces dernières ont déjà annoncé qu’elles refusaient la décision de la CPI, arguant que celle-ci n’était pas compétente pour enquêter sur son territoire, la Birmanie n’étant pas membre de la CPI.

Les deux décisions vont bien évidemment dans le bon sens, même si, à ce stade, elles sont surtout symboliques, puisqu’il reste encore énormément d’obstacles politiques et juridiques. Il s’agit néanmoins d’un premier pas encourageant pour mettre fin à la totale impunité dont l’armée birmane jouit jusqu’à présent, en dépit des atrocités commises.

Car si la majorité des Rohingyas a déjà fui la Birmanie, ceux restés en Arakan continuent à subir les persécutions de l’armée birmane. Par ailleurs, d’autres minorités ethniques font actuellement l’objet de persécutions comparables par l’armée (viols, massacres, incendies de villages, pillages, etc.), telles que les Kachins et les Shans, loin de l’attention médiatique internationale concentrée depuis un an sur la situation des Rohingyas.

Quelle est la posture du gouvernement birman ? La situation des Rohingyas qui sont restés dans le pays s’est-elle améliorée sous la pression internationale ? Ceux qui ont fui le pays ont-ils une chance de retour ?

Le gouvernement birman, de manière peu surprenante, persiste jusqu’à présent à nier les faits. La posture des autorités civiles, réfugiées dans le déni, voire tenant des propos faux visant à couvrir les agissements de l’armée, est la même depuis le début des persécutions. Elles se rendent ainsi complices, au moins par leur silence, des atrocités commises par l’armée. En effet, même si les autorités civiles n’ont pas directement participé aux persécutions à l’encontre des Rohingyas, Aung San Suu Kyi et la Ligue nationale pour la démocratie (LND) ne font rien, ou presque rien, depuis plus d’un an pour stopper les agissements de l’armée. Par ailleurs, nous savons, par le biais d’enquêtes récentes de l’ONU, que les autorités civiles ont participé à la destruction de preuves, notamment dans l’État d’Arakan, afin de cacher les agissements de l’armée. Nous savons également qu’elles entravent toute possibilité d’enquête, que ce soit des médias, de l’ONU, d’ONG ou d’observateurs indépendants, tout en donnant l’illusion d’être prête à coopérer. Enfin, puisque la Birmanie n’est pas membre de la CPI, le gouvernement birman rejette entièrement ses décisions.

Concernant le rapatriement des Rohingyas, nous avons à faire là aussi à une hypocrisie des autorités, puisqu’elles se sont engagées à le faire depuis des mois, via un accord bilatéral signé avec le Bangladesh en novembre 2017. Or, pour l’heure, celui-ci n’a toujours pas commencé et n’est pas près de débuter. Le discours officiel actuel des autorités birmanes est de dire que, malgré une volonté de coopération, c’est le gouvernement bangladais qui ne respecte pas certains principes de l’accord bilatéral. Il y a donc un rejet de la responsabilité sur les autorités bangladaises, ce qui est une manière de se défausser de ses responsabilités, et de gagner du temps concernant le rapatriement des Rohingyas.

Par ailleurs, les Rohingyas réfugiés au Bangladesh imposent certaines conditions à leur retour en Birmanie. Ils exigent en effet que leur sécurité et leur dignité soient garanties en cas de retour en Arakan, et sujet le plus sensible, que leur appartenance à la nation birmane soit reconnue via un accès à la nationalité (la plupart d’entre eux sont apatrides depuis une loi de 1982). Or, à ce jour, il semble illusoire que les autorités birmanes acceptent de rouvrir le débat sur les conditions d’accès à la citoyenneté birmane, d’autant plus pour une communauté clairement indésirée en Birmanie, et que des décennies de politiques birmanes ont progressivement marginalisé et privé de tous leurs droits politiques, économiques, sociaux et culturels. Alors que la situation des Rohingyas n’a cessé de se dégrader depuis des années, on peine à concevoir un retour en arrière et une amélioration de leur sort en Arakan. De plus, si l’opinion publique internationale s’émeut du sort des Rohingyas, il en va tout autrement en Birmanie. La situation qui se joue depuis plus d’un an a, ironiquement, augmenté la popularité de l’armée au sein de la majorité bouddhiste birmane, perçue comme seule véritable garante de l’unité et de la sécurité nationales, et aiguisé le sentiment que les Rohingyas n’étaient pas légitimes à revendiquer une quelconque appartenance à la nation birmane. La situation est donc malheureusement complètement bloquée.
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