ANALYSES

Serena Williams, femme puissante

Presse
27 août 2018
L’équipementier de Serena Williams, Nike, a tweeté : « Vous pouvez retirer son costume à la superhéroïne, mais vous ne pourrez jamais lui enlever ses superpouvoirs. » Rendus publics deux jours avant l’US Open, qui démarre le 27 août, les déclarations du président de la Fédération française de tennis, Bernard Giudicelli, dans le numéro d’un magazine français à paraître, ont suscité un tollé sur les réseaux sociaux.

À propos des tenues à Roland Garros, il a en effet déclaré :« Je crois qu’on est parfois allé trop loin. La combinaison de Serena [Williams] cette année, par exemple, ça ne sera plus accepté. Il faut respecter le jeu et l’endroit. Tout le monde a envie de profiter de cet écrin. »

Lors de l’édition 2018 de Roland Garros, la tenue de jeu de Serena Williams, signée Nike, avait beaucoup fait parler d’elle. Cette combinaison noire moulante, agrémentée d’une ceinture rouge, était destinée, avait assuré la joueuse, à soulager ses problèmes de circulation sanguine consécutifs à son récent accouchement. Elle a également connu, depuis 2003, plusieurs épisodes d’embolie pulmonaire dus à la présence de caillots dans le sang.

C’est pourquoi, à Roland Garros, cette année, elle avait dédié le port de cette tenue aux jeunes mères, en disant : « Toutes les mamans qui ont vécu une grossesse difficile doivent revenir et tenter d’être fortes dans toutes les situations. »

Mais Serena Williams avait aussi déclaré que dans cette combinaison, elle se sentait comme une « superhéroïne », une « princesse guerrière », une « reine de Wakanda », en référence au royaume imaginaire du film de l’univers Marvel, Black Panter, au nombre d’entrées record et devenu un symbole de la pop culture noire aux États-Unis. Un storytelling habilement récupéré par Nike pour en faire un slogan marketing.

Un acharnement contre la joueuse ?

Nul doute que Bernard Giudicelli devra s’expliquer sur ses propos. Qu’entend-il par « respecter le jeu et l’endroit » ? Le jeu ? On saisit mal de quoi il s’agit. L’endroit ? L’écrin ? On a peur d’y voir plus clair : une combinaison noire qui descend jusqu’aux chevilles n’est-elle pas assez chic pour le 16e arrondissement ? Pas assez genrée pour les nostalgiques du sport patriarcal ? Est-ce une manière de dire que Serena Williams est en effraction dans le très huppé stade de Roland Garros – « Roland » pour les initiés et les habitués. Est-elle trop vulgaire, dans tous les sens du terme, pour le président de la FFT ? Ou bien est-ce le double message politique, féministe et anti-raciste, quoique implicite, qui dérange ? Les observateurs.trices en sont réduit.e.s aux conjectures mais toujours est-il que le mal est fait.

Et du reste, qui a protesté contre la tenue de Williams ? Faut-il revenir à la tradition de distinction sociale qui a longtemps été celle du tennis ? Quels seront les critères du « dress code », prévu pour 2020, voire 2019 par le président de la FFT, même si ce ne sera « pas aussi restrictif qu’à Wimbledon » – ce tournoi impose des tenues blanches pour les joueurs et les joueuses –, a ajouté Bernard Giudicelli. Ce « dress code » ne s’appliquera-t-il qu’aux femmes ? Est-ce l’obligation de la jupe qui plane ? Alors que la légitimité des sportives compétitrices demeure aujourd’hui contestée, dans de nombreuses disciplines, la phrase laconique du président de la FFT laisse planer toutes les craintes.

Comme le rappelle en effet Le Monde, « cette annonce surprend alors que les jeux de couleur et autres fantaisies font partie de l’histoire du tournoi de Roland-Garros. La Fédération française de tennis a même consacré en 2016, dans son musée, une exposition intitulée ‘Jeu, set et mode’ où étaient présentées toutes les tenues portées par les champions pour ce tournoi. » André Agassi était célèbre pour ses shorts en jean et ses T shirts fluo et, plus récemment, Stan Wawrinka faisait sensation avec son short « pyjama ».

Mais il y a plus. Après que, pour ce même tournoi de 2018, les organisateurs eurent refusé de redonner à Serena Williams sa place de tête de série suite à son absence pour cause d’accouchement – ce que n’a pas fait Wimbledon, qui arrive juste après dans le calendrier des tournois du Grand Chelem –, démontrant la nécessité de compléter le règlement en la matière, la petite phrase du président de la FFT passe pour un acharnement contre la joueuse américaine, qui a remporté trois fois Roland Garros et qui, avec 23 tournois du Grand Chelem à son actif, possède le palmarès le plus impressionnant chez les joueuses de sa génération.

La Beyoncé du sport

Qu’il n’ait pas anticipé le tollé que ses propos allaient provoquer montre par ailleurs que Bernard Giudicelli ne saisit pas l’ampleur d’un phénomène à côté duquel il est cependant difficile de passer : le pouvoir d’influence des champions et des championnes dans la société.

Nike a constitué spécialement pour Serena Williams, non seulement cette tenue ergonomique, mais aussi une collection qui s’appelle la « Queen » (la « Reine »), élaborée par le créateur de luxe Virgil Abloh, lequel qualifie la joueuse de « muse » : robes de tennis, blouson, sac, mais aussi sneakers en édition limitée. C’est une chose rarissime dans le sport. Seuls quelques happy fews ont eu ce privilège : la tenniswoman rejoint ainsi le club très fermé des sportifs et quelques sportives pour lesquel.le.s une grande marque de sport crée spécialement une paire de baskets.

Au-delà du marketing sportif, Serena Williams est une incarnation de la liberté et de l’émancipation des femmes africaines-américaines. C’est une icône féministe et anti-raciste. Serena Williams est la Beyoncé du sport. La joueuse avait du reste participé au clip de « Sorry » sur l’album Lemonade de Beyoncé, une chanson qui, selon Williams, parle de « courage et de force. »

Elle a fait la couverture du Vogue US en février 2018 avec son bébé. La célèbre photographe Annie Leibovitz lui avait aussi consacré une série de photos lorsqu’elle était enceinte, publiées dans un article de Vanity Fair. Et la chaîne de télévision américaine HBO a produit une série, Being Serena, pour suivre la joueuse pendant sa grossesse.

Après les propos de Bernard Giudicelli, Serena Williams a choisi de ne pas polémiquer : « Je pense que les tournois du Grand Chelem ont le droit de faire ce qu’ils veulent ». Elle a néanmoins ajouté : « Je pense aussi que s’ils savent que certaines choses ont une raison médicale, il n’y a aucune raison qu’ils ne soient pas d’accord » (sous-entendu : « pour que je porte cette combinaison »).

D’autres célébrités du tennis, et non des moindres, défendent la joueuse, à l’image de l’ancienne numéro un mondiale Billie Jean King, très engagée en faveur de l’égalité des sexes et du sport féminin, et héroïne du récent film La bataille de sexes, qui a publié un tweet : « La police du corps des femmes doit cesser. Le ‘respect’ dont on a besoin, c’est celui du talent exceptionnel que @serenawilliams apporte au jeu. Critiquer ce qu’elle porte, c’est là que se situe le vrai manque de respect. »

Ou encore de l’ancien numéro 1 mondial Andy Roddick qui, également sur Twitter, a estimé que les mots de Bernard Giudicelli étaient « bêtes et de courte vue », ajoutant que « Parfois, il serait bien que le sport sorte de sa façon de faire ».

De fait, le sport ne peut plus se permettre d’être une sphère nostalgique et fermée aux réalités sociales. Il a tout à y perdre. Ses dirigeants doivent comprendre le véritable pouvoir du sport.
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