ANALYSES

La Méditerranée et la géopolitique de la France

Presse
3 septembre 2018
Emmanuel Macron a annoncé la tenue d’un sommet sur la Méditerranée « au début de l’été 2019 » à Marseille. Signe d’une volonté française de recentrer sa stratégie de puissance sur cette région du monde qui connaît un regain d’intérêt sur le plan géopolitique.

Lors de la traditionnelle Conférence des ambassadeurs qui marque chaque année la rentrée diplomatique du président de la République, Emmanuel Macron a annoncé la tenue d’un sommet sur la Méditerranée « au début de l’été 2019 » à Marseille, ville portuaire majeur du bassin. « Dix ans après l’Union pour la Méditerranée, il nous faut retrouver le fil d’une politique méditerranéenne », assure-t-il. Cette politique « indispensable » sera « différente » et devra inclure « toutes les sociétés civiles », a-t-il ajouté, en précisant que ledit sommet sera l’occasion de « parler de la jeunesse, de la mobilité, de l’énergie, des échanges universitaires » entre les deux rives de la Méditerranée. Déjà lors de l’exercice 2017 de la Conférence des ambassadeurs, le chef de l’Etat avait déclaré : la « lutte contre le terrorisme islamiste » et la régulation de la « crise migratoire » passent par la création d’un « axe intégré entre Afrique, Méditerranée et Europe ». Puis, en février 2018, lors d’une visite à Tunis, le président Macron avait exprimé son souhait d’organiser une réunion entre pays européens et du Maghreb pour décider d’une « ambition commune méditerranéenne ». Une déclaration d’intention restée lettre morte jusqu’ici, mais qui confirme un volontarisme présidentiel consistant à replacer la Méditerranée au cœur de la géopolitique nationale et européenne.

Une analyse fondée, mais qui interroge d’autant plus l’orientation et les objectifs de notre « politique méditerranéenne ». Malgré les liens et les intérêts communs des entités étatiques de la région, la Méditerranée occidentale n’est pas encore conçue comme un ensemble géopolitique pertinent. La démonstration de la cohérence de cet ensemble doit fonder la définition d’une réflexion stratégique qui fait aujourd’hui défaut.

La stratégie basée sur des relations bilatérales et une approche fonctionnaliste (conçue « par projet ») suivie à l’échelle nationale et européenne ne semble pas adaptée aux enjeux globaux et communs d’ordre politique, migratoire, sécuritaire, économique, social et environnemental qui amènent aujourd’hui à réévaluer l’intérêt stratégique de la Méditerranée occidentale.

Devant l’échec relatif des différents avatars de la coopération entre pays riverains de la Méditerranée occidentale s’impose une réflexion sur les ambitions stratégiques de la France dans le cadre de la reconfiguration en cours de la géopolitique de la région.

A défaut d’organisation commune, l’espace de la Méditerranée occidentale est enserré dans un réseau de coopération euro-maghrébin (accords de libre-échange, statuts avancés, accords d’associations, politique européenne de voisinage, Union pour la Méditerranée). Toutefois, ces dispositifs de coopération échouent à réduire les déséquilibres structurels qui caractérisent les rapports asymétriques entre les deux rives de la Méditerranée, mais ils ne sont pas véritablement adaptés aux enjeux. Ainsi, la faiblesse du volet stratégique de la Politique européenne de voisinage contraste avec la monté et l’intensité des enjeux migratoires, de réseaux criminels et de terrorisme.

Si les Etats des rives nord et sud de la Méditerranée occidentale sont liés par des intérêts et défis communs – même s’ils se posent en des termes différents – qui les placent dans une situation d’interdépendance particulièrement aigue, celle-ci commande un renforcement de nos relations et instruments de coopération tant avec les pays d’Europe du Sud qu’avec ceux du Maghreb.

La France est une puissance majeure du bassin méditerranéen. Mais le rapport avec la Méditerranée n’est pas qu’une question d’intérêt et de « hard power » : il s’agit aussi de la capacité de la France à imposer sa puissance d’influence dans son environnement proche. Si du point de vue strictement géographique, la France est plus atlantique que méditerranéenne (avec un littoral sud qui la rattache à la fois à la rive nord de la Méditerranée et à sa façade occidentale), son histoire est intimement liée au monde méditerranéen, comme l’attestent le rôle prédominant des « Francs » dans les diverses croisades lancées sur les rives est et sud, le Traité d’Alliance entre François Ier et l’Empire Ottoman de Soliman le Magnifique, l’expédition de Bonaparte en Egypte, la réalisation du Canal de Suez et surtout l’instauration de l’Empire colonial.

Son statut d’ancienne puissance coloniale d’actuels Etats méditerranéens et la fonction qu’elle s’est arrogée en matière de protection des Chrétiens d’Orient, placent la France dans une position particulière vis-à-vis d’une région où elle prétend encore pouvoir exercer un pouvoir d’influence (diplomatique, culturel et économique) et intervenir militairement dès lors que ses intérêts sont en jeu (en Libye et au Mali en 2011, en Irak en 1991 et 2014). Les tensions et conflits dans les régions sahélo-saharienne et syrienne, ainsi que leurs conséquences en termes de trafics et de migrations clandestines confortent l’intérêt stratégique de la Méditerranée.

Il convient néanmoins de s’interroger quant à savoir si la France dispose des moyens (pas seulement militaires, mais aussi diplomatiques et financiers) d’une ambition nationale qui tend à conjuguer stratégies européennes et méditerranéennes. Le cas de l’échec du projet français d’Union de la Méditerranée illustre la difficulté de l’équation. A défaut de cadre européen effectif pour mener une véritable politique méditerranéenne et l’absence de d’une Europe toute-puissante de nature diplomatique et militaire au sein de laquelle la France jouerait un rôle moteur, la France tente de trouver un équilibre dans une stratégie d’indépendance et de complémentarité avec la superpuissance américaine dans la région.

Historiquement, la position pivot acquise (sous l’Antiquité) par la Méditerranée a été remise en cause par les grandes découvertes des XVe-XVIIe siècles. La nouvelle vague de « mondialisation » née à la fin du XXe siècle a confirmé ce déclassement avec la croissance des échanges commerciaux transatlantiques et (surtout) transpacifiques. Ainsi, non seulement l’espace méditerranéen ne constitue plus privilégié par les grandes puissances, mais le bassin a vu son poids décliné dans une économie globale dans laquelle de nouveaux pôles régionaux se sont affirmés, en particulier en Asie.

Pourtant, la Méditerranée n’est pas sortie de l’Histoire. En atteste une série de signaux ou phénomènes qui reconfigurent les équilibres fondamentaux de cet espace : les soulèvements populaires qui ont traversé ses rives Sud et Est en 2011 ont eu une résonnance qui a dépassé les frontières méditerranéennes (une expérience unique de démocratisation d’un régime arabe en Tunisie, conflits en Libye et en Syrie qui affectent la paix et sécurité régionale et internationale, irruption de forces djihadistes et d’organisations criminelles, la montée d’idéologies identitaires sur les rives nord et sud, une crise migratoire historique, etc.) ; la région voit sa face orientale s’affirmait comme nouveau pôle énergétique mondial, alors que la Méditerranée s’impose aussi comme l’ un des « hot-spots » du changement climatique…

Signes du renouveau de l’intérêt géopolitique de la Méditerranée, la Chine a consenti des investissements lourds pour s’implanter dans le terminal commercial de Port Saïd au nord du canal de Suez et les ports de Naples et du Pirée, considérés comme autant de portes d’entrée vers les marchés européens.

En outre, la Russie a signé un retour en force avec son implication directe dans le conflit syrien (qui s’est traduit notamment par le déploiement de sous-marins et de navires de guerre), tandis que l’espace méditerranéen se retrouve de facto au cœur des axes et priorités de la politique étrangère française fixés (lors de la récente Conférence des ambassadeurs à Paris) par le président Macron : la « lutte contre le terrorisme islamiste » et la régulation de la « crise migratoire » passent par la création d’un « axe intégré entre Afrique, Méditerranée et Europe ».

Or à défaut de cadre européen effectif pour mener une véritable politique méditerranéenne et l’absence d’une Europe de nature diplomatique et militaire, la France a tenté – sous les présidences Sarkozy-Hollande – de trouver un équilibre dans une stratégie d’indépendance et de complémentarité avec la superpuissance américaine dans la région. Cette ligne a montré ses limites et impasses en Libye et en Syrie. Au-delà des décisions et actions ponctuelles, plus ou moins coordonnées, la question de la définition et de la mise en œuvre d’une stratégie franco-européenne en Méditerranée reste posée plus que jamais.

La nécessité de repenser les fondamentaux de la coopération entre le Nord et le Sud du bassin méditerranéen suppose de dépasser l’échec de l’Union pour la Méditerranée (UpM) par le choix d’un projet intégrateur fondé sur le principe de l’action coordonnée et sur le partenariat, réunissant les seuls Etats de la Méditerranée occidentale (constitutifs de l’enceinte informelle dite du « Dialogue 5+5 »).

Les liens politiques, économiques, humains et culturels étroits, ainsi que la multiplication des défis communs – même s’ils se posent en des termes différents – placent les pays du Maghreb et les pays européens de l’arc latin dans une situation d’interdépendance particulièrement aiguë. Si les fractures (démographiques, économiques et sociales) nord-sud sont des sources structurelles des phénomènes de violence et de migration, seule une stratégie globale est susceptible de les résorber. Celle-ci doit être pensée à partir d’un certain nombre d’axes : la consécration du principe d’équité et de solidarité dans les échanges commerciaux ; la réactivation du projet de « Banque méditerranéenne » dédiée au financement du co-développement et destinée à restaurer la confiance des investisseurs dans une logique d’intégration régionale durable.

Une telle Banque doit jouer un rôle pivot dans le financement (international) d’un « Plan Marshall » digne de ce nom, seul à même de favoriser un rééquilibrage d’un espace marqué par les fractures sources d’instabilité et d’insécurité ; la rénovation de l’Assemblée parlementaire de la Méditerranée via le renforcement de ses prérogatives et la démocratisation de sa composition (par une plus grande ouverture à la société civile), pour qu’elle devienne une véritable enceinte de débat et de décision dans une région marquée par l’expression populaire d’une aspiration à la démocratie ; des échanges universitaires et de jeunes dans le cadre d’un « Erasmus+ » renforcé au niveau de la formation professionnelle…

La nouvelle centralité géopolitique de la Méditerranée mérite de réévaluer l’investissement politique des acteurs (inter)étatiques de la région, dont les peuples sont liés par un destin commun.
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