ANALYSES

Un an après l’entrée fracassante de MBS, l’Arabie saoudite a-t-elle vraiment changé?

Presse
11 août 2018
Interview de Didier Billion - Huffpost
Même s’il a encore le titre de prince hériter, Mohammed Ben Salmane est-il au contrôle de l’Arabie saoudite?

Didier Billion: C’est quand même un peu plus compliqué que cela. D’abord, il ne faut pas oublier que c’est le “royaume de l’ombre”, du coup nous n’avons pas tous les éléments. Mais en tous cas, il est clair qu’il est la figure montante et celui qu’il s’est imposé ces trois dernières années, notamment cette année puisqu’en 2017, il a hérité du titre de prince hériter, au mépris et détriment de toutes les règles du royaume.

D’après ce que l’on peut savoir, le bilan de MBS n’est quand même pas couronné de succès puisqu’à chaque fois qu’il prend des décisions, ce sont même des échecs notoires.

Des rumeurs filtrent indiquant que finalement, c’est lui qui dirige mais il n’a pas une place assurée jusqu’à la fin de sa vie. Il est arrivé à ce poste au mépris de toutes les règles, ce qui en retour a suscité des animosités. Ses méthodes un peu brutales en politique extérieure se retrouvent en politique intérieure. On se souvient de l’épisode du mois de novembre 2017 où il a mis en résidence surveillée – certes dorée – 200 décideurs économiques, y compris plusieurs membres de la famille royale. Tout cela ne concourt pas à un climat où tout est assuré pour lui.

Certes il est clair qu’il a beaucoup de cartes dans ses manches, mais ne pensons pas que sa succession planifiée passe comme une lettre à la poste.

Le deuxième élément est la sorte de partenariat qui s’est créé entre Israël, les Emirats arabes Unis et l’Arabie saoudite à propos de l’Iran et de la Palestine. Il y a notamment le fameux plan Kushner, dont on sait que Mohammed Ben Salmane a discuté en direct avec le gendre de Trump.

Nous n’avons pas tous les éléments sur ce fameux plan mais on a des informations que nous sommes capables de regrouper. Ce que l’on sait, c’est qu’il a passé à pertes et profits les intérêts du peuple palestinien. Cependant, au dernier sommet des États arabes au mois d’avril, son père, le roi Salmane, a fait voter une sorte de rappel des fondamentaux des États arabes à l’égard de la Palestine.

Je pense qu’il s’agissait là d’un camouflet, pas très violent certes, à l’encontre de son fils qui montre qu’à l’intérieur du royaume, tout le monde n’apprécie pas forcément toutes les initiatives du jeune MBS et que même son père a été obligé de le recadrer sur la question de la Palestine. Cela ne veut pas dire qu’il a un genou à terre, mais les choses sont bien plus compliquées que ce que l’on veut nous présenter.

Dernière chose, au niveau de la politique intérieure, notamment le plan Vision 2030, c’est infiniment compliqué à mettre en oeuvre. Il y a des résistances au sein du royaume, des privilèges qui se sont construits, et quand il a mis en résidence surveillée des décideurs économiques de premier niveau à l’automne dernier, cela a ralenti le rythme des réformes mais aussi alimenté des animosités et oppositions. Certes cela ne prend pas la forme de partis ou d’une opposition publique, mais il doit quand même composer avec tout ça. Le fait de donner le droit aux femmes de conduire, c’est très bien, il y a des concerts, cela fait plaisir aux jeunes, cela montre qu’il essaye de se donner une image plus ouverte à l’égard de la jeunesse. Mais en même temps, il y a des actes répressifs contre des femmes engagées pour l’égalité des sexes, ce qui montre qu’il y a aussi des résistances du côté de la hiérarchie sunnite en Arabie saoudite.

Le tout conjugué à un caractère, à mon avis, très peu subtil, montre que les choses sont moins linéaires que ce que l’on veut nous dire.

Justement, les tensions actuelles avec le Canada sont-elles une des ces décisions au “rouleau compresseur”?

On se demande si c’est très réfléchi. Ceci étant, cela n’a pas suscité beaucoup de réactions au niveau de la communauté internationale, du moins pour l’instant. Mais le fond du problème est: pourquoi une telle brutalité? L’ambassadeur canadien a osé critiquer la politique intérieure du pays où il était en poste, ce qui ne se fait pas, c’est une règle diplomatique. Il n’empêche que ce dernier avait mis le doigt là où cela fait mal: les contradictions des volontés de réforme de Ben Salmane, notamment la situation des femmes.

Or la dénonciation de l’arrestation d’un grand nombre de militantes féministes saoudiennes au cour des dernières semaines, c’est quelque chose qu’il ne peut supporter, car il doit donner des gages aux appareils les plus réactionnaires de la hiérarchie religieuse en Arabie saoudite. C’est une preuve supplémentaire qu’il ne lésine devant rien.

C’est une répression toujours plus impitoyable contre les femmes qui veulent pousser l’égalité des droits plus loin que la liberté de conduire.
Ben Salmane se présente comme celui qui veut libéraliser le royaume. Mais dans la pratique, c’est une répression toujours plus impitoyable contre les femmes qui veulent pousser l’égalité des droits plus loin que la liberté de conduire.

Alors oui, il s’attaque à une puissance nord-américaine mais des puissances dans cette région, il n’y en a que deux, le Canada et les Etats-Unis. Or on sait aussi qu’aujourd’hui entre le Canada et son voisin américain, cela ne va pas très bien. Ben Salmane s’est dit qu’il a un soutien inconditionnel, l’administration Trump, donc il peut taper comme un sourd sur le Canada sans réaction de Washington.

MBS aurait-il eu tant de liberté à l’international si Donald Trump n’avait pas été au pouvoir?

Il y a beaucoup de preuves qui montrent qu’ils se renforcent mutuellement et que Trump est un soutien inconditionnel de l’Arabie saoudite.

Rappelez-vous l’an dernier, Trump s’est rendu en Arabie Saoudite, un de ses premiers voyages à l’étranger. Quelques jours après son départ, la décision de MBS de mettre en place l’embargo contre le Qatar tombe, ce qui est d’ailleurs un des échecs de Ben Salmane puisque très rapidement, les Qataris ont trouvé un moyen de contourner cet embargo, mais cela prouve qu’il se sentait tellement soutenu par Trump qu’il a décidé, avec le soutien des Emirats arabes unis, l’Egypte et quelques autres, conforté par les mots chaleureux de Trump, de faire n’importe quoi. Et cette mesure se retourne contre lui puisqu’il n’a pas été suivi. Trump de son côté est trop content de pouvoir s’appuyer sur l’Arabie saoudite pour encercler l’Iran.

Est-ce qu’avec ces nouveaux “partenariats”, et notamment avec Israël, l’Arabie saoudite ne craint-elle pas de s’attirer l’animosité des populations arabes?

Dans le fonctionnement des décisions de Ben Salmane, il y a l’obsession de l’Iran. L’objectif de ce partenariat avec les Emirats arabes unis et Israël, c’est encercler l’Iran et pour parvenir à leur fin, il faut dans le même mouvement régler la question de la Palestine.

C’est là qu’arrive le plan Kushner. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de la Palestine que des gens veulent régler cette question sans demander leur avis aux Palestiniens eux mêmes, cela ne marchera évidemment pas.

A vouloir trop prendre le parti des Israéliens, sans véritable contrepartie pour les Palestiniens, cela risque de lui mettre à dos une partie des opinions publiques arabes.
Ce plan dont on connait les bribes fait passer à pertes et profits ce qu’il restait des fondamentaux dans les pays arabes sur la question palestinienne. Je ne vous cache pas que je suis très critique des États arabes qui ont été très généreux en paroles avec les Palestiniens mais un peu moins dans la pratique.

ll n’empêche qu’il y a des fondamentaux auxquels les États arabes ne peuvent renoncer puisqu’il faut quand même tenir compte des opinions publiques, où au sein de ces populations, la question de la Palestine reste un marqueur fondamental. Le roi saoudien a parfaitement compris cela, c’est pour cela qu’il a “taclé” son fils lors du dernier sommet de la ligue des États arabes, car la plupart de ces États, même si sur le fond voudraient bien se débarrasser de la question palestinienne, ne peuvent pas faire n’importe quoi.

A vouloir trop prendre le parti des Israéliens, sans véritable contrepartie pour les palestiniens, cela risque de lui mettre à dos une partie des opinions publiques arabe.

Son père est tout aussi obsédé par l’Iran, mais les modalités tactiques pour parvenir à encercler l’Iran ne sont pas les mêmes. Le roi, qui a été au pouvoir bien plus longtemps et connaît un peu mieux les usages de la diplomatie, comprend très bien que l’on ne peut pas renoncer aux fondamentaux sur la question palestinienne. Donc MBS a visiblement beaucoup de mal à comprendre cela. Il lui manque la dimension historique à ce qu’il se passe dans cette région.

 

Propos recueillis par Salma Khouja
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