ANALYSES

Le football en Russie : entre passion et enjeu politique

Interview
3 juillet 2018
Le point de vue de Régis Genté, co-auteur du livre « Futbol : le ballon rond, de Staline à Poutine, une arme politique » (Allary Éditions, 2018).


« Le football reste au service du pouvoir, instrument de propagande, hier soviétique, aujourd’hui russe ». En Russie, le football est un sport populaire, mais avant tout une arme politique, de l’époque soviétique à aujourd’hui. L’actuelle Coupe du monde en est la parfaite illustration de la diplomatie du sport entamée par Vladimir Poutine depuis 2002, politique au service de son pouvoir. Le point de vue de Régis Genté, co-auteur du livre « Futbol : le ballon rond, de Staline à Poutine, une arme politique » (Allary Éditions, 2018) avec Nicolas Jallot.

Votre ouvrage “Futbol – le ballon rond de Staline à Poutine” décrit l’importance prise par le football au cours du XXe siècle, en rappelant que “le lien entre football et politique a survécu à la disparition de l’URSS, tout en ayant muté”. Pouvez-vous revenir sur ces changements ?

J’ai le sentiment que ces changements sont plutôt à regarder pour l’usage en politique intérieure qu’en politique extérieure. Le régime soviétique était totalitaire, ce qui n’est pas le cas de celui de M. Poutine. Or, un régime totalitaire va chercher chacun dans sa sphère privée, pour lui dire que penser, qui soutenir, etc. Ce régime a donc aussi tenté de contrôler chaque recoin du football, tâchant d’ériger par exemple les joueurs en modèle de citoyens soviétiques, comme l’URSS d’après-guerre l’a fait avec Lev Yachine, le légendaire gardien du Dynamo de Moscou et de la Sbornaïa (sélection nationale). Il y avait aussi, pour prendre un autre exemple, une grande attention portée à qui remporte le championnat. Ce dernier a échu pour ses vingt-deux premières éditions à des clubs de Moscou (Dynamo, Spartak, Torpedo, CSKA…) parce que le Kremlin ne voulait pas que les républiques de l’Union tirent une trop grande fierté des victoires de l’équipe porte-drapeau de leur nation, notamment l’Ukraine et la Géorgie avec les Dynamo de Kiev et de Tbilissi. Et quand ces derniers vont remporter leur premier titre, respectivement en 1961 et 1964, ce qui était le signe de changements d’équilibre au sein de l’URSS, le pouvoir va utiliser cette nouvelle donne pour se montrer dans le cadre de la guerre froide comme le parangon de l’ « amitié entre les peuples », alignant une Sbornaïa composée de nombreux non-Russes. La Russie de Vladimir Poutine laisse quant à elle aller les choses à bien des égards, même si le sport fait l’objet d’une grande attention et qu’il est un des outils utilisés par le Kremlin pour satisfaire sa grande ambition qui est de replacer le pays sur le devant de la scène diplomatique et géopolitique mondiale. Le pouvoir se contente surtout en politique intérieure de se concentrer à des fragments de la société au moyen du football, comme les franges très nationalistes que l’on retrouve dans les « virages » (tribunes d’ultras) des clubs russes ou comme la jeunesse des républiques musulmanes du Caucase du Nord, tentée par l’islamisme du fait de la profonde dépression socio-économique qui frappe des républiques comme la Tchétchénie ou le Daghestan.

Vous revenez longuement dans votre ouvrage ainsi que dans le documentaire “KGB, arme du football”, sur l’histoire de Nikolaï Starostin et notamment sa relation avec Béria, mais également avec le pouvoir russe. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

D’abord parce que les quatre frères Starostine font figure de pères du football russe et que leur histoire alternant le rocambolesque et le tragique est entrée dans la légende. En quelques mots, disons que Lavrenti Beria, qui à partir de 1938 devient le patron de tout l’appareil sécuritaire de l’URSS de Staline, va les expédier au goulag en 1942 parce qu’avec le Spartak de Moscou, qu’ils ont fondé avec comme « sponsors » les coopératives alimentaires et les Komsomols (jeunesses communistes) alors dirigés par le rival politique de Beria qu’était Alexandre Kossarev, ils étaient devenus très populaires et que leur équipe avait damé le pion au Dynamo de Moscou. Et au fond, pour Nicolas Jallot et moi-même, cette histoire est apparue comme celle du match entre le peuple et le pouvoir soviétique. Ce n’est pas que le Spartak était réellement « l’équipe du peuple », ainsi que ses dirigeants ont eu le génie de le faire « baptiser », car c’était aussi une équipe du pouvoir. Mais sans doute que les aspirations du peuple, animé par sa passion simple pour le jeu, ont été mieux écoutées, mises en application sur le terrain, par le Spartak, dont le jeu était plus spontané, plus libre, que celui de l’équipe des « flics », de son grand rival le Dynamo de Moscou. Pour moi, en tant que journaliste qui s’est spécialisé depuis seize ans sur l’ancien espace soviétique, s’intéresser à cette relation Beria – Starostine a aussi été une occasion de regarder dans ce qui fonde les tensions au sein d’un régime dictatorial, comment deux tenants du pouvoir, deux visions d’un même pouvoir, Kossarev et Beria, peuvent s’opposer et chercher à obtenir le soutien du peuple, le « stade » en l’occurrence, pour défendre leur position dans les couloirs du Kremlin. Même dans un régime aussi dictatorial et totalitaire, il faut avoir si possible le stade derrière soi.

Pouvez-vous revenir sur la phase de candidature et la volonté pour Vladimir Poutine d’organiser un tel évènement ?

Pour ce qui est de l’arrière-fond d’abord, je voudrais rappeler que la Russie d’aujourd’hui a sur ce point un vrai point commun avec l’URSS de Staline ou de la période de la guerre froide. Bref, l’on a à faire aux fondamentaux de la Russie, que je déclinerai en trois points : 1°) Un pays qui depuis deux siècles se définit de façon obsessionnelle par rapport à l’Occident et qui va notamment sur le terrain du sport pour prouver la supériorité ou la légitimité de ses projets politiques, qu’ils soient bolchéviques ou autoritaro-conservateurs comme aujourd’hui. D’où l’affaire du dopage d’État révélé quelques mois après les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. 2°) Un pays qui rêve de puissance, mais sait très bien qu’il est une « puissance pauvre », c’est-à-dire dont les ambitions politiques sont bien au-dessus de la réalité de la puissance, économique notamment, et qui pour combler ce déficit doit bluffer en jouant de la puissance symbolique qu’offre le sport. 3°) Un pays qui se sert du sport pour faire admettre dans l’opinion publique, rendre acceptable, la nature de son régime et ce qui va avec, une économie bridée par le manque de liberté et la corruption. Je crois que sur la base de ces trois points, outre les enjeux en termes d’image que l’on offre au monde et qui sont eux commun avec tous les autres États candidats à l’organisation d’évènements sportifs planétaires, on peut comprendre pourquoi il était si important pour M. Poutine d’accueillir ce mondial. C’est une politique très réfléchie, avec notamment le géant gazier russe Gazprom qui est sponsor de la FIFA, ou encore la profonde réforme du sport lancée par M. Poutine dès 2002 et qui sera plus tard baptisée « Russie, puissance sportive ». On voit avec ce « slogan » combien la question de la « puissance » est au cœur des préoccupations du président russe lorsqu’il se tourne vers le sport, d’autant que le mot russe choisi en l’occurrence, « dierjava », est celui qui servait au XIXe siècle pour désigner la puissance de l’empire du Tsar.

Votre ouvrage s’achève avec la Coupe du monde en Russie de 2018. Si vous revenez sur les différents enjeux pour Vladimir Poutine au moment de la compétition, quelles seront les conséquences pour la Russie de cette Coupe du monde une fois achevée, sur sa diplomatie en termes de football ?

Difficile à dire pour le moment. Il ne faut pas exagérer la puissance du sport. Il est un miroir de la politique et de la société, mais pas ce qui les fait changer, me semble-t-il. C’est la diplomatie qui utilise le sport, pas le contraire. J’ai le sentiment que M. Poutine est en passe de faire admettre dans les opinions publiques que la Russie a organisé un bon mondial et qu’il a offert une image acceptable de lui, même si celle-ci aura été extrêmement superficielle et standardisée. Hormis les observateurs attentifs ou avertis, peu se diront que ce pays qui prétend affirmer sa souveraineté à tous les niveaux ne fait en réalité que « singer », mot très important dans la langue « politique » russe, l’Occident et le monde globalisé. Il suffit de regarder l’esthétique des stades de ce mondial pour s’en convaincre, ou se repasser les cérémonies d’ouverture et de clôture des JO d’hiver de Sotchi de 2014. Mais M. Poutine mise sur le rouleau compresseur du façonnage grossier des opinions publiques et se dit que les voix critiques ne seront pas audibles, d’où sa fermeté à ne pas relâcher les prisonniers politiques que son régime détient, du cinéaste de Crimée Oleg Sentsov au directeur de la branche de Tchétchénie de l’ONG Memorial Oyoub Titiev. Pour lui, la conséquence espérée est que son régime deviendra la norme, à une époque où les démocratures et régimes résolument autoritaires ont le vent en poupe.
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