ANALYSES

« Le meilleur casque bleu européen aujourd’hui, c’est l’agriculture »

Presse
6 juin 2018
Pouvez-vous expliquer, en quelques mots, en quoi consiste la géopolitique de l’alimentation ?

Il existe une géopolitique de l’agriculture et de l’alimentation, précisément parce que la première vocation de l’activité agricole est de nourrir les populations. Il s’agit de la plus vieille histoire de l’humanité. Même si le monde est en perpétuelle mutation et évolue très vite, en 2018 n’importe quel individu sur la planète doit pouvoir se nourrir pour avoir de l’énergie, mener sa vie, se développer etc…

D’un point de vue individuel, chacun est donc dans une obligation stratégique, au quotidien, vis-à-vis de son estomac. Quand la faim se fait sentir, l’individu réagit et cherche de quoi se nourrir. Ce qui était valable au début de l’humanité l’est toujours aujourd’hui… Et ce qui vaut pour une personne vaut pour une collectivité. Chaque région, territoire ou nation doit agir pour sa sécurité alimentaire et anticiper les risques inhérents à cette équation complexe. Un pays qui souffre de difficultés hydriques, foncières, climatiques, alimentaires et rurales est, de fait, forcément plus sensible à l’instabilité socio-politique.

Assistons-nous aujourd’hui à un regain d’instabilité dans le monde qui serait lié aux questions alimentaires ?

Effectivement, actuellement tout se complexifie : au niveau climatique comme au niveau humain. Chaque jour, il y a 230 000 bouches supplémentaires à nourrir sur la planète. En 30 ans, la population mondiale a augmenté de 2,4 milliards d’habitants. Ce sera plus ou moins le même volume qui viendra s’ajouter d’ici à 2050.

A cet horizon, la FAO nous alerte : il faudra produire 50% de nourriture en plus pour répondre aux demandes, mais l’extension des surfaces agricoles ne sera que de 4% entre ce qu’il sera possible d’exploiter durablement en matière foncière et ce qui sera simultanément perdu avec l’urbanisation, la désertification et les changements climatiques. Le manque d’eau et l’instabilité géopolitique sont d’autres facteurs obérant le développement agricole dans certains territoires. Demain, le scénario est donc simple en apparence mais terriblement difficile : produire plus mais beaucoup mieux, avec moins de ressources.

La Commission européenne a fait part de sa proposition de réduire de 5% (certains parlent même de 12% voire 15%) le budget de la PAC pour la période 2021-2027, qu’en pensez-vous ?

Aujourd’hui en Europe, nous avons atteint un niveau de sécurité alimentaire historique ! Tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Rares sont les espaces dans le monde pouvant se prévaloir d’un tel résultat. A cela s’ajoute cette capacité remarquable qu’a l’Union européenne de pouvoir produire quasiment de tout. La très grande performance agricole du continent est aussi liée à cette très vaste mosaïque de productions qui la compose.

Néanmoins, nous sommes dans une phase où l’importance de l’agriculture n’est pas toujours perçue à sa juste valeur stratégique. S’il est juste que des débats émergent à propos des enjeux sanitaires, qualitatifs et environnementaux de la politique agricole commune, il n’est pas souhaitable, dans l’argumentaire global, d’oublier les enjeux géopolitiques qui sous-tendent la production agricole et la préservation de cette sécurité alimentaire acquise au cours des dernières décennies. L’impératif alimentaire n’a pas disparu sur le sol européen !

Mais nos sociétés sont de moins en moins familières des réalités agricoles, de moins en moins rurales et de moins en moins conscientes qu’il faut des travailleurs des paysages à la table pour apporter cette nourriture au quotidien. Pire, certains enferment le sujet agricole dans des niches conjoncturelles ou nutritionnelles, comme si toute la société uniformisait ses comportements alimentaires et disposait du même pouvoir d’achat. C’est une dynamique excessive. Dans les exploitations agricoles, dans les usines agro-industrielles ou dans les assiettes, c’est la diversité qui prime. L’Europe doit donc entretenir cette agriculture plurielle, ces productions multiples et continuer à accompagner les forces vives qui créent de la valeur ajoutée sur les territoires et contribuent à la sécurité alimentaire globale.

Nombreux sont les Etats dans le monde à maintenir l’agriculture parmi les priorités nationales ou à miser de nouveau sur celle-ci pour leur développement, leur sécurité ou leur action extérieure. Il serait étonnant de voir l’Europe se détourner de ce sujet qui fut pourtant le principal moteur de sa construction politique et communautaire. D’autant plus que l’Europe, sans prétendre nourrir le monde, a sans doute une responsabilité à participer à la sécurité alimentaire au-delà de ses frontières. Pour équilibrer les besoins et compléter les productions nationales des autres pays qui ne peuvent être en autosuffisance, faute de ressources ou de stabilité.

Que préconisez-vous ?

Je crois qu’il serait bon de réinjecter de l’analyse géopolitique dans l’équation agricole et agroalimentaire européenne. Il faut que les mondes agricoles comprennent qu’ils ne sont pas à l’abri d’événements extra-agronomiques et climatiques. Poser la question de l’agriculture européenne post-2020 en pensant que l’Europe est un espace fermé, à l’abri des dynamiques internationales, en positif comme en négatif, est une vue de l’esprit.

Parallèlement, il faut que les décideurs européens prennent la mesure de la centralité stratégique de l’agriculture pour la sécurité sur le continent et l’influence de l’Europe dans le monde. Bref, plus de géopolitique dans les cénacles agricoles et plus d’agriculture dans les sphères stratégiques.

Le débat autour du futur budget de la PAC est-il selon vous correctement posé ?

Je me demande effectivement s’il faut faire un débat autour de la réduction ou de l’augmentation du budget de la PAC de 5%, ou plutôt avoir une discussion autour des raisons qui font que nous avons absolument besoin de la PAC. Où est la vision stratégique de long terme actuellement, capable comme après la Seconde guerre mondiale de projeter dans le temps les objectifs et de donner un cap mobilisateur aux outils déployés ? N’oublions pas que le meilleur casque bleu européen aujourd’hui, c’est l’agriculture.

Il est nécessaire de diagonaliser le sujet. L’agriculture se situe au carrefour de plusieurs disciplines et donc de plusieurs défis clefs à la fois. Quand on indique que le futur budget européen sera davantage tourné vers la sécurité, vers les enjeux migratoires ou vers l’innovation, en quoi ne serait-ce pas lié à l’agriculture ? Au-delà des querelles sur les chiffres du futur budget européen, il est urgent de remettre un peu de bon sens sur la nécessité géopolitique de faire plus d’Europe dans un monde où notre continent n’est plus le pivot central. En faisant l’exercice, et en cherchant ce qui distingue l’Europe d’autres régions dans le monde, l’agriculture surgit inévitablement. Le Vieux Continent trouve une centralité sur un planisphère quand le curseur du débat est placé sur les questions agricoles et alimentaires. Voir large et voir loin, tels sont deux axes que l’Europe se doit d’entretenir.

L’immigration ne serait-elle pas bénéfique pour l’agriculture européenne ?

Vaste sujet prospectif ! Beaucoup de migrants africains s’installent dans les campagnes et les villages. Cela contribue souvent à revitaliser ces zones. Surtout, ils connaissent souvent très bien les métiers agricoles et ont un rapport à ces professions bien plus fort que notre génération à nous d’Européens. Il y a donc sans doute des choses à faire aujourd’hui pour que la migration de détresse vers l’Europe puisse être examinée à l’aune de ce sujet : comment intégrer ces personnes dans des espaces où se conjuguent des besoins et leurs compétences. Et si demain nous observions de plus en plus d’Africains parmi les agriculteurs européens ?
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