ANALYSES

En Amérique latine, chronique de morts annoncées ? Cohabiter avec les homicides

Presse
22 mars 2018
Marielle Franco, conseillère municipale de Rio de Janeiro, femme, noire, de gauche, a été exécutée par des tueurs expérimentés le 14 mars 2018. Entrée en fonction après les municipales de 2016, elle avait multiplié les initiatives dénonçant les mafias, la corruption de certains policiers et les méthodes expéditives des forces de l’ordre qui, en 2017, ont tué 1 124 personnes rien qu’à Rio de Janeiro.

L’Amérique latine, en ces débuts d’année, fait ses comptes en homicides. Les services compétents des différents pays ont rendu publics des chiffres sans doute parmi les pires. Cette pornographie criminelle ne fait pourtant pas la une des journaux. Mais il est vrai que la grande presse latino-américaine est achetée par des lecteurs qui vivent pour la plupart dans des quartiers fermés et protégés. Il est vrai aussi que la plupart des Latino-Américains cohabitent avec la mort, acceptée comme une sorte de fatalité.

Conceptions précolombiennes, idéologie catholique baroque et sentiment d’impuissance face au crime et à l’impunité ont imprégné les mentalités. Au Mexique, la camarde (image allégorique de la mort) est devenue ces derniers temps une divinité en soi, la « Santa Muerte ». Sympathies et rituels traditionnels ont créé une sociabilité tranquille entre défunts et vivants un peu partout sur le continent. Les Argentins vont en nombre fumer au cimetière de la Chacarita : ils coincent une cigarette entre l’index et le majeur de la statue imposante de Carlos Gardel, étoile historique du tango, avant d’allumer la leur. Les Colombiens ont socialisé leurs cimetières, lieux culturels où se revitalisent les mémoires mortes, lieux de recueillement festif où les familles viennent accompagnées de musiciens partager avec le défunt les rengaines qui lui plaisaient. Les Ticos (Costariciens) passent devant la tombe d’un curé, à l’entrée de l’église de campagne de Barva, l’index de la main droite sur les lèvres, recommandant au passant de respecter le sommeil du gisant. Et tous les curieux d’Amérique latine ont entendu parler du rapport si particulier entretenu par les Mexicains avec la mort, où la Toussaint est l’occasion de festivités familiales et conviviales dans les cimetières. La catrina [1], squelette coiffé d’un chapeau de grande dame, emblématique de l’événement, est revendiquée par tous.

Mais que disent les chiffres révélés ces derniers jours par diverses institutions ? Que cache l’exécution de la conseillère Marielle Franco ? Le Conseil citoyen mexicain pour la sécurité publique et la justice pénale vient de divulguer la liste des cinquante villes les plus dangereuses du monde. Sur 50 localités, 42 seraient latino-américaines : 17 brésiliennes, 12 mexicaines, 5 vénézuéliennes, 3 colombiennes, 2 honduriennes, 1 guatémaltèque, 1 portoricaine et 1 salvadorienne. Les cinq villes classées en tête auraient des taux d’homicide dépassant 100 pour 100 000 habitants. Les taux équivalents en Europe sont en moyenne entre 1 et 2 pour 100 000 habitants. Ces valeurs sont corroborées par les données nationales communiquées par ailleurs. Au Mexique, les autorités officielles (c’est-à-dire le SNSP, Système national de sécurité publique) ont signalé 29 159 homicides pour l’année 2017.

Le quotidien colombien El Tiempo a établi, dans son édition du 13 mars 2018, la liste des pays américains les plus affectés en 2017, à savoir : le Venezuela (taux d’homicide de 89 pour 100 000) ; le Salvador (60 pour 100 000) ; la Jamaïque (55,7 pour 100 000) ; le Honduras (42,8 pour 100 000) ; et le Brésil (29,7 pour 100 000). Ces violences affectent le quotidien et menacent la démocratie. Au Brésil, le PCC (premier commando de la capitale), « cartel » de São Paulo, a déclaré la guerre au Commandement rouge de Rio et à la Famille du Nord (FDN) dans le Nordeste. Les forces de police, loin d’aider à sécuriser les villes, ajoutent de la peur et de l’insécurité : éléments troubles, agents à double éthique, « miliciens » qui ont la gâchette facile. En Colombie, actuellement en période d’élections, plusieurs dizaines de syndicalistes, responsables associatifs, anciens guérilleros des FARC ont été assassinés. Le médiateur colombien a publié début mars 2018 la carte des 325 municipalités plus ou moins contrôlées par des groupes délinquants, éliminant physiquement les acteurs et défenseurs de la société civile. Le 13 mars 2018, le Secrétaire mexicain en charge des affaires intérieures a signalé qu’environ une trentaine de candidats aux élections municipales et locales du 1er juillet prochain avaient été victimes de criminels.

La Cepal (Commission économique pour l’Amérique latine) se félicite du retour de la croissance en Amérique latine. La grande presse et les publications s’adressant aux milieux d’affaires égrènent depuis quelques semaines des colliers de bonnes nouvelles. Au Forum économique mondial de Brasilia, le 11 mars 2018, les annonces optimistes se sont succédé : Brésil, +2,4 % ; Chili +2,8 % ; Colombie, +2,6 % ; Mexique, +2,4 % ; Uruguay, +3,2 % ; Bolivie, +4 % ; Paraguay, +4 % ; République dominicaine, +5,1 % ; Panama, +5,5 %. Bien sûr, il y a quelques pays, selon les mêmes sources, qui restent à la traîne : Argentine, Équateur et Venezuela. Pour autant, cela ne permet pas de comprendre les tendances haussières parallèles de l’économie et des homicides.

La Secrétaire générale de la Cepal propose une explication : la croissance devrait préserver les acquis sociaux des années où les pays étaient gouvernés par des forces progressistes. Selon elle, l’arrivée de la droite au pouvoir en Argentine, au Brésil, au Pérou ou au Paraguay « a favorisé la reprise économique, mais avec des conséquences sociales négatives ». Les équilibres budgétaires ont priorisé la contraction des dépenses sociales et collectives, faisant ainsi retomber des milliers de Latino-Américains dans la précarité sociale. D’autant plus, toujours selon la Cepal, que cette croissance est pauvre en créations d’emplois. Le taux de chômage absolu attendu en 2018 serait de 9,4 %, et même de 18 % chez les jeunes. Dans l’attente, le pouvoir brésilien déploie son armée dans les quartiers pauvres de Rio. L’insécurité policière est venue s’ajouter à une insécurité sociale croissante. Mais du Brésil au Mexique, en passant par l’Argentine, la presse d’affaires préfère dénoncer une menace « Castro-chaviste ».

[1] L’image de la catrina a été popularisée par le grand peintre muraliste mexicain et communiste, Diego Rivera. Son mural, Sueño de una tarde dominical en la Alameda a été reproduit grandeur nature à Lyon dans le 7e arrondissement, de 2007 jusqu’à sa démolition début 2018.
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