ANALYSES

Elections en Italie : le scrutin de l’ingouvernabilité

Tribune
9 mars 2018
Par Fabien Gibault, doctorant en didactique, professeur vacataire à l'Université de Turin, spécialiste de l'Italie


Le centre droit italien a le plus de sièges dans les deux hémicycles, mais n’a pas la majorité. Le Mouvement 5 étoiles est la nouvelle première force politique du pays sans pouvoir gouverner. La défaite de la gauche est importante, mais le Parti démocrate peut rester décisif pour une alliance. Tous vainqueurs, tous perdants. Malgré cette situation peu claire, il revient au président de la République, Sergio Mattarella, de trouver une solution et de nommer un président du Conseil. Retour sur le suffrage du 4 mars.

Quelles leçons tirer de cette élection ?

Un système électoral perfectible – La législature précédente de Paolo Gentiloni avait un objectif principal : modifier la loi électorale afin de donner une majorité et une stabilité à l’Italie. Le format utilisé ce dimanche (le rosatellum bis) n’a pas vraiment répondu aux attentes. Il faut dire qu’avec son mélange de suffrages proportionnel et majoritaire, des possibilités de repêchages et trois façons différentes de voter, ce système a donné plus de maux de tête aux électeurs que de satisfactions. Encore plus incroyable, ce mode de scrutin n’avait pas prévu la potentielle double victoire d’un parti en cas de plébiscite dans une région. Résultat : en Sicile il y a plus d’élus que de candidats pour le Mouvement 5 étoiles, il faut donc trouver dans les listes de réserve les 4 députés manquants.

Le futur gouvernement aura donc pour mission de changer (de nouveau) la loi électorale. Après le porcellum, le mattarellum et le rosatellum (premier et deuxième du nom) nous devrions avoir une nouvelle réforme, très certainement avec un nom latinisé aussi obscur que les précédents.

Deux Italie – La grande conclusion à tirer de ce scrutin est la nette dichotomie entre l’Italie du Nord et celle du Sud. Si lors des deux dernières décennies, l’opposition entre les régions septentrionales et méridionales semblait avoir quasiment disparu, elle revient en force sous un angle différent. Les revendications de sécession n’existent plus, mais la fracture culturelle et économique est de nouveau visible après ce vote.

D’un côté, nous avons un Nord industrialisé fortement attiré par une flat tax avantageuse proposée par la coalition de droite. Un Nord protectionniste, armé et avec une mentalité que l’on pourrait parfois apparenter à du « trumpisme ». Symbole de cet état d’esprit grandissant, le nouveau président de la région Lombardie, Attilio Fontana (Lega), déclarait mi-janvier que « la race blanche [était] en danger », à cause de l’immigration.

De l’autre côté de la péninsule, on observe un Sud encore dans une torpeur économique chronique, et lassé de la corruption. La population méridionale voit dans le Mouvement 5 étoiles un changement basé sur la transparence, un nouveau départ sans les partis traditionnels perçus comme marci dentro (pourris de l’intérieur). Les Méridionaux perçoivent également le revenu de citoyenneté du Movimento 5 stelle (un genre de RSA généralisé), comme une ressource immédiate pour permettre à de nombreuses familles de garder la tête hors de l’eau financièrement.

Le Parti démocrate à la dérive – Une autre certitude est la forte perte de voix du Parti démocrate sur tout le territoire. Son chef de file, Matteo Renzi, n’a pas d’autre choix que de démissionner après cette débâcle, ce qu’il fera après la formation du nouveau gouvernement. La gauche italienne va donc devoir se reconstruire, mais autour de qui ? Et de quel parti ? La nouvelle formation Liberi e uguali de Pietro Grasso, qui se présentait comme le renouveau socialiste, n’a obtenu que 3,4% des votes. La légitimité de l’ancien président de la commission anti-mafia paraît donc compromise. Certains voient en Paolo Gentiloni le leader légitime, mais celui-ci n’a pour l’instant fait que peu d’allocutions, au point de ne pas sembler concerné par le sujet.

Silvio Berlusconi second – Pour la première fois depuis 1994, Forza Italia (ou le Popolo delle libertà selon la période) n’est pas le premier parti de droite d’Italie : une petite révolution dans le panorama politique italien. Cette défaite pour le Cavaliere est toute relative : il y a encore quelques mois, personne ne le voyait à plus de 6 ou 7%. Il a obtenu le double, assez pour pouvoir peser dans une coalition. Silvio Berlusconi a déjà exprimé son intérêt pour le poste de ministre de l’Économie, et ce dans n’importe quelle configuration de gouvernement, même avec la gauche. Pas de quoi rassurer ses alliés.

La Lega à 17,4% – La stratégie de nationalisation de la Ligue (ex-du Nord) a porté ses fruits, et les méthodes populistes de Matteo Salvini, l’homme qui conduit fièrement un tractopelle pour détruire les camps de Roms, ont fonctionné. L’Italie n’échappe donc pas à l’orientation européenne vers une montée de l’extrême droite.

Méfiance envers Bruxelles – Effet logique de la poussée des extrêmes, l’anti-européisme est lui aussi en forte croissance sur tout le territoire. Cette tendance est explicable par le sentiment d’abandon que de nombreux Italiens ont par rapport à la crise des migrants. Le blocage de la frontière de Vintimille est encore aujourd’hui un traumatisme fort, un sentiment de trahison de la part du cousin français. Giorgia Meloni, numéro 3 de la coalition de droite, ne cache pas son refus de l’Union européenne et ses amitiés avec Viktor Orbán par exemple. Quant au Mouvement 5 étoiles, ses positions sur l’Europe penchent généralement vers une confrontation avec Bruxelles.

Les scénarii possibles

Sans majorité pour personne, l’unique solution possible est de signer une alliance avec un autre parti afin d’avoir les moyens de gouverner. Plusieurs rumeurs – plus ou moins fantasques – circulent actuellement :

L’alliance des extrêmes : Mouvement 5 étoiles et Lega
La ligue du Nord, devenue simplement Lega, a définitivement embrassé  le désir de devenir un acteur à Rome. Fortement nationaliste, attaché à la défense des frontières et au slogan Prima gli Italiani (les Italiens d’abord), le parti du Carroccio a plus de points communs avec le Mouvement 5 étoiles que ce que l’on peut penser. Reste à savoir si le mouvement porté par Luigi di Maio, 31 ans, saura faire des infidélités à son slogan “Tutti a casa, niente inciuci” (dehors les anciens politiques, pas d’alliances). Au-delà des valeurs des deux entités politiques, Matteo Salvini et Luigi di Maio sont deux caractères forts avec une place centrale dans leur camp respectif. On imagine donc mal l’un ou l’autre accepter d’être le second dans cette coalition.
Paradoxalement, ces deux partis pourraient avoir une autre stratégie totalement différente : ils pourraient faire en sorte de ne pas prendre le pouvoir. La Lega comme le Mouvement 5 étoiles sont habitués à une position d’opposition avec un programme souvent peu réaliste. Prendre les rênes du pays serait une nouveauté pour les deux, et donc un grand risque. Certains détracteurs affirment que les deux forces triomphantes de ces élections tenteront de fuir leurs responsabilités au nom de préceptes internes ou d’éléments externes.
Cette configuration d’alliance des extrêmes relève donc plus d’un souhait des Italiens contestataires désireux de voir de nouveaux visages à la tête du pays. Il est peu probable qu’un gouvernement commun soit signé.

La larga intesa : centre-gauche et centre-droit
Peu probable du fait de son nombre limité de sièges, l’option modérée reste tout de même valable. Une certaine continuité s’installerait car cette alliance gauche-droite avait donné naissance au gouvernement Gentiloni (le pacte du Nazareno). Grand artisan de cet accord et fortement favorable à un gouvernement modéré, Matteo Renzi voudrait renouveler ce rapport, mais il n’a plus l’autorité pour le faire. Silvio Berlusconi, quant à lui, serait plutôt favorable à un gouvernement de centre-droit, mais il sait également que son programme est incompatible sur de nombreux points avec celui de Matteo Salvini, notamment sur l’Europe. Monsieur Berlusconi pourrait donc se tourner vers la gauche et proposer à nouveau son candidat, Antonio Tajani, bien plus tempéré que Matteo Salvini. Cette solution ne plaira très certainement pas à la gauche de la gauche, mais ce sera le prix à payer pour ne pas donner le pouvoir aux extrêmes.
Une large coalition semble donc bien peu réalisable, mais nous avons déjà vu des situations acquises changer au dernier moment en Italie.

Le pari du Mouvement 5 étoiles : gouverner seul
Pour le Mouvement Pentastellato le dilemme est grand : n’importe quelle alliance leur permettrait de prendre le pouvoir, mais toute connivence avec un autre parti pourrait faire chuter leur crédibilité de façon vertigineuse. Luigi di Maio le répète depuis plusieurs jours : il est prêt à discuter avec toutes les forces politiques, mais elles devront se plier aux règles imposées par le Mouvement, à savoir un gouvernement préétabli avant l’élection. On n’imagine guère les partis adverses consentir à une collaboration sans ne rien avoir en échange. Monsieur di Maio invoque le bon sens et le bien de l’Italie, mais il semble difficile que son sermon soit écouté et accepté par ses opposants (ou concurrents).
Depuis quelques jours, la rumeur d’une possible scission du Parti démocrate court dans la presse : la moitié des députés de gauche pourraient fonder un nouveau parti et s’allier au Mouvement 5 étoiles, coiffant au poteau la coalition de droite.

Pas de gouvernement avant plusieurs mois

Vu la complexité de la situation, tous les observateurs s’accordent pour dire que la présentation du nouveau président du Conseil et de son équipe de ministres n’aura pas lieu avant le printemps, voire le début de l’été. Par ailleurs, aucun expert n’exclut la possibilité que le Président Mattarella soit dans l’impasse et appelle à de nouvelles élections, une fois la loi électorale modifiée. Dans tous les cas de figure, une année politique stable et sereine est à oublier, ce qui pourrait avoir un impact direct sur l’économie de la péninsule.

L’élection régionale en Sicile est souvent la représentation de ce qui se passe sur le reste du territoire : avec ses 5 millions d’habitants, la Sicile est également un excellent étalon des ressentis nationaux. L’électorat local est, en effet, composé des résidents de l’île, mais aussi d’une partie des Siciliens vivant dans les grandes villes du centre-nord italien.
Le scrutin sicilien est donc un mélange de Méridionaux purs et durs et “d’expatriés” au Nord, avec une mentalité moins centrée sur la question méridionale. À cela, il faut ajouter un tempérament plus expansif : l’emphase des discours donne souvent une vision exagérée (voire baroque) de la situation politique, mais toujours avec un fond de vérité. La présence du crime organisé dans l’élection y est nettement plus visible que sur le continent, ce qui permet d’avoir une idée de l’influence des mafias sur les scrutins. Par exemple, lors des dernières élections, de nombreuses personnes ont filmé des mafieux proposant d’acheter les électeurs devant les bureaux de vote, en toute impunité. 50€ (ou un sac de courses) contre une voix : à ce tarif, il est facile d’infléchir un résultat. Le tableau sicilien est donc plus riche en couleurs et en contrastes, avec une interprétation plus immédiate.
Le scrutin de novembre dernier ne déroge donc pas à la règle et reflète parfaitement le même climat d’incertitude : le Mouvement 5 étoiles est le premier parti, mais c’est la coalition de centre droit de Nello Musumeci qui a formé – non sans mal – un gouvernement. Cette majorité est d’une instabilité criante avec comme symbole la démission d’un assesseur avant même le premier conseil régional et l’arrestation du néo-député Cateno de Luca… le lendemain de l’élection.
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