ANALYSES

Amman, Beyrouth, Ankara : les États-Unis à la recherche d’un nouveau souffle diplomatique dans un Moyen-Orient qui semble leur échapper

Interview
20 février 2018
Le point de vue de Didier Billion


Après avoir rencontré les autorités jordaniennes et libanaises, le chef de la diplomatie américaine Rex Tillerson s’est rendu en Turquie durant 2 jours alors que les relations entre les deux pays pourtant partenaires au sein de l’OTAN, n’ont jamais connu une telle dégradation. Au-delà de l’« affaire Gülen » et des récents dossiers politico-financiers mettant en cause des proches de la présidence turque, c’est la question des combattants kurdes de Syrie  des milices YPG (Unités de protection du peuple kurde) soutenues par Washington qui est au cœur de l’escalade verbale et militaire d’Ankara. Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint à l’IRIS.

Dans quel cadre s’est inscrite cette visite de 2 jours en Turquie du chef de la diplomatie américaine Rex Tillerson et quels en sont les enjeux ?

Cette visite s’inscrivait dans une tournée régionale qui lui a permis de s’entretenir avec plusieurs responsables et dirigeants d’autres pays, mais tout le monde s’accorde sur le fait que l’étape turque était la plus complexe au vu des tensions préoccupantes entre Ankara et Washington. Les divergences entre les deux pays existent depuis des mois, voire des années, et se concentrent actuellement sur 3 dossiers.

Le prédicateur Fethullah Gülen constitue le premier sujet de discorde. Ce chef religieux, allié de Recep Tayyip Erdoğan pendant de nombreuses années, installé aux États-Unis, est désormais en rupture totale avec le président turc depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016. Les autorités turques l’accusent d’être l’instigateur de cette tentative de putsch. Demandant l’extradition du prédicateur, celles-ci ont essuyé une fin de non-recevoir de la part des autorités américaines. Une féroce répression s’est par la suite abattue sur ses partisans, les gülenistes étant désormais considérés comme des terroristes. À cela s’ajoute une sorte d’obsession complotiste émanant de certains cénacles turcs qui considèrent que le coup d’État aurait été fomenté par les États-Unis eux-mêmes.

Moins médiatisées que l’affaire « Gülen », les intrigues politico-financières gravitant autour de hauts responsables turcs sont également des points d’achoppement entre les deux pays. Un dirigeant d’un grand établissement bancaire national, ainsi qu’un, homme d’affaires d’origine azéro-iranienne, Reza Zarrab, ont été arrêtés pour violation de la législation relative à l’embargo américain sur l’Iran. Les délits qui leur sont reprochés ne mettent pas en cause directement l’État turc, mais impliquent des personnalités très proches de l’actuel président. Les États-Unis sont en position de force dans ce dossier, car il se trouve que l’homme qui a servi d’entremetteur dans cette affaire, actuellement retenu par les Américains, a accepté de coopérer avec la justice états-unienne. Erdogan est, à juste titre, très inquiet, car Rezza Zarrab semble disposer de beaucoup d’informations sur les origines de sa fortune personnelle, ainsi que sur celle de certains de ses proches qui pourraient être prochainement divulguées.

Enfin, le contentieux le plus récent est la divergence fondamentale entre la Turquie et les États-Unis à propos des forces kurdes syriennes regroupées au sein du PYD et des YPG. Ces organisations ont été financées, armées, entraînées, principalement par les États-Unis, car elles seules étaient jugées crédibles dans la lutte contre Daech sur le terrain, notamment lors de la reprise de Raqqa. Or, il y a un peu plus d’un mois, les responsables américains ont déclaré qu’ils allaient formaliser une armée de protection à la frontière turco-syrienne en s’appuyant sur les Forces démocratiques syriennes (FDS), dont on sait que les milices kurdes constituent la colonne vertébrale.

Pour la Turquie, cette initiative américaine est tout simplement inacceptable, car Ankara considère que le PYD est la franchise syrienne du PKK, organisation considérée comme terroriste. Or, cette divergence ne l’oppose pas uniquement à Washington, mais également à Paris, Londres, ou encore Berlin, car si les puissances occidentales considèrent le PKK comme une organisation terroriste, ce n’est pas le cas du PYD et des YPG qu’elles se refusent à ostraciser et qu’au contraire elles soutiennent. Pour la Turquie, la ligne de rupture a été atteinte.

Ainsi, l’annonce par Washington de la consolidation de cette force de sécurisation d’au moins 30.000 hommes a eu un effet catalyseur avec le déclenchement de l’opération turque « Rameau d’olivier », le 20 janvier dernier. Pour Ankara, l’objectif affiché était la reprise de la localité d’Afrin considérée comme le quartier général des forces kurdes liées au PYD. Sur le plan militaire, cette offensive est loin d’être un succès avec déjà de nombreux soldats tués, l’avance sur le terrain se faisant très lentement du fait des conditions météorologiques et topographiques. Facteur supplémentaire, des renforts proviennent des zones contrôlées par le PYD plus à l’Est dans les régions de Jarablus et Kobané. Ces renforts arrivent en transitant par des zones contrôlées par Damas, ce qui signifie que le régime d’Assad laisse consciemment se renforcer les Kurdes de Syrie afin de lutter contre la Turquie. Ce dernier aspect tend à complexifier la donne sur le plan politico-militaire.

Cette visite de Rex Tillerson en Turquie s’est, enfin, déroulée dans un climat d’une mystique nationaliste d’une ampleur rarement égalée. En effet, celles et ceux qui osent critiquer l’engagement militaire turc sont considérés comme des traîtres ou des terroristes, ce qui a engendré près d’un millier d’arrestations. Des responsables de l’association des médecins de Turquie ont été arrêtés pour des déclarations de type humanitaire relatives à l’offensive en cours. Dans une période de restriction croissante des libertés individuelles et publiques, le contexte sécuritaire régional sert de prétexte à la Turquie dans sa répression de toute voix contestataire.

La question des milices kurdes de Syrie semble donc être le principal point de friction entre Ankara et Washington avec le dossier « Gülen ». Une sortie de crise est-elle envisageable entre les deux parties ?

Il apparaît évident que les Kurdes de Syrie constituent parmi les clivages mentionnés, le point de tension le plus grave entre Ankara et Washington. Les Turcs ont en réalité une marge de manœuvre limitée. Ils considèrent ainsi pouvoir résoudre cette question militairement, ce qui constitue une erreur d’appréciation manifeste. La possibilité d’une sortie de crise dont le PYD est partie ne peut être dissociée d’une solution négociée plus globalement sur la Syrie. Mais, il faut bien comprendre que Washington ne reculera pas, car les États-Unis ont besoin de se repositionner sur l’échiquier politique syrien après avoir y perdu beaucoup d’influence au cours de ces dernières années. À ce titre, la carte kurde est cyniquement utilisée par le Pentagone comme d’un moyen de pression pour se repositionner au centre du jeu diplomatique avec la Russie et l’Iran.

Aujourd’hui, les responsables turcs semblent être dans une logique dangereuse. Afrin ne paraît plus être un objectif suffisant, et ils lorgnent désormais plus à l’Est, avec la volonté de contrôler la ville de Manbij. Or, c’est dans cette même ville qu’est censée se trouver une partie de l’État-major américain. La potentialité d’un accrochage direct avec Washington montre bien que cette logique n’est ni réaliste ni rationnelle.

Ainsi, une sortie de crise semble à l’heure actuelle très compliquée, d’autant que la zone que les Turcs tentent de reprendre militairement était occupée encore récemment par des conseillers militaires russes. La veille de l’offensive « Rameau d’olivier », les Russes s’étaient retirés, ce qui de facto valait accord tacite de la part de Moscou. L’opération s’embourbant, le soutien de Moscou à Ankara ne se fera pas ad vitam aeternam. Par ailleurs, la refonte d’alliances qui transforment de jour en jour la donne aux dépens des Turcs rend la situation d’une extrême volatilité. L’Accord de laissez-passer des forces syriennes à Afrin entre Damas et les Kurdes de Syrie en est la plus récente illustration.

Il s’agit donc aujourd’hui de préconiser l’arrêt de l’offensive turque qui peut prendre une dimension incontrôlable et se retourner même contre les intérêts d’Ankara.

Après avoir rencontré les autorités jordaniennes et libanaises la même semaine, s’agit-il pour les Américains de se repositionner à l’échelle régionale au sein d’un Moyen-Orient post-Daech qui semble leur avoir échappé sur le plan diplomatique ?

La volonté de repositionnement régional des Américains dans la région est une question à laquelle il est difficile de répondre au regard du caractère erratique de la logique de Donald Trump au Moyen-Orient. On peut néanmoins faire ressortir deux axes forts de la politique de l’administration américaine.

Premièrement, c’est le soutien inconditionnel au personnel politique israélien le plus radical. Le second aspect qui est corrélatif du premier, c’est la question de l’attitude à adopter à l’égard de Téhéran. Trump souhaitant clairement isoler l’Iran, il devrait se prononcer d’ici quelques jours, sur la re-certification, ou non, de l’Accord « 5+1 » sur le nucléaire iranien, et il est fort à parier qu’il le remette en cause. Cela modifierait bien entendu la donne.

Quant à la visite en Jordanie et au Liban, elle répond à la volonté américaine de créer, si ce n’est un axe, des systèmes de partenariats pour contribuer à isoler l’Iran.

Concernant la Jordanie, il s’agit certes d’un petit pays, mais sa position est absolument centrale sur le plan géopolitique. Or, celui-ci est extrêmement affaibli par ses contradictions internes, et n’est pas à l’abri de la menace djihadiste. Le sens de cette visite à Amman est la réitération du soutien apporté par Washington en échange de la plus grande fermeté des Jordaniens à l’égard de l’Iran et de ses alliés régionaux.

Quant au Liban, c’est également un pays taraudé par ses contradictions, mais qui possède une dimension qui intéresse au plus haut niveau les Américains à savoir le Hezbollah. Il s’agit aujourd’hui de convaincre le gouvernement libanais d’être plus ferme à l’égard de l’organisation considérée par Washington comme terroriste. Mais sur cet aspect, ils ne pourront obtenir gain de cause, le gouvernement libanais étant dans un système d’alliance de longue durée avec le Hezbollah, élément central de la vie politique libanaise.
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