ANALYSES

Chine, surveillance 3.0

Presse
18 janvier 2018
Jadis utopie libertaire, Internet est devenu un instrument particulièrement puissant de contrôle social dans la République populaire de Chine. Gouvernement et firmes technologiques joignent leurs efforts pour faire tomber les dernières barrières de la vie privée dans le cyberespace.

La distinction traditionnelle du mode de pensée occidental, entre sphère privée et sphère publique, n’a pas les mêmes ressorts culturels en Chine. Le scrupuleux respect de la vie privée, auquel sont attachées les démocraties libérales européennes et nord-américaines, n’a pas de strict équivalent dans l’empire du Milieu. Pourtant, des éléments viennent troubler ce portrait schématique.

Un exemple : le cas de AntFinancial. La plus grande compagnie de paiement en ligne offre annuellement à ses centaines de millions d’utilisateurs le détail complet de leurs dépenses, avec des informations aussi variées que leur impact environnemental et leur classement parmi les acheteurs de leur région. Cependant, le mercredi 3 janvier, cette filiale du géant du e-commerce Alibaba a dû présenter ses excuses après s’être attirée les foudres de ses clients : elle avait automatiquement inscrit dans son programme d’évaluation du crédit social individuel (Sesame Credit) ceux qui voulaient recevoir le détail de leurs dépenses. Or, Sesame Credit a été conçu dans le but de « tracer » les relations d’ordre privé et les comportements des individus pour aider à déterminer les décisions de prêt : un instrument intéressant pour tout organisme de crédit. En clair, le programme recueille des informations qui peuvent avoir un impact notable sur la qualité de vie de ces citoyens et qui s’avèrent précieuses pour un État volontiers enclin à l’omniscience.

PRIVÉ, PUBLIC : DES NOTIONS INADÉQUATES ?

D’ordinaire peu regardants sur les intrusions dans leur espace privé, les internautes chinois ont paru manifestement outrés. La protection de la vie privée s’impose donc progressivement comme une exigence dans la société chinoise. Depuis quelques années, il est vrai, le gouvernement renforce substantiellement ses outils de surveillance intérieure. En juin 2017, une loi sur les données personnelles et sur la cybersécurité est ainsi entrée en vigueur, qui impose à certains services en ligne d’entreprises étrangères de stocker les données de leurs utilisateurs sur le territoire chinois. Le but ? Éviter que les informations personnelles des citoyens ne quittent le territoire, ne soient hébergées à l’étranger, espionnées et, enfin, utilisées contre l’État.

À l’évidence, cette loi vise également à surveiller les « émetteurs » de ces métadonnées, autrement dit la population elle-même. En imposant le stockage des informations personnelles sur le territoire national, l’État se facilite la tâche : désormais, il devient plus aisé d’exiger des firmes étrangères qu’elles fournissent les données recueillies par leurs serveurs. Les entreprises sont donc contraintes de collaborer à la politique de surveillance généralisée menée par Pékin.

Peu à peu, les technologies de l’information et de la communication envahissent le quotidien de la population. À Shenzen, des écrans géants placés aux carrefours des rues affichent les visages des piétons qui ne respectent pas les feux de signalisation. Des systèmes de reconnaissance faciale sont mis au point par des start-up dynamiques, telles SenseTime ou Yitu Tech qui, en novembre 2017, a obtenu la première place dans le Facial Recognition Prize Challenge organisé par l’Intelligence Advanced Research Projects Agency (IARPA), une agence gouvernementale américaine.

Le mode de paiement par reconnaissance faciale se diffuse : aéroports, supermarchés, banques… La circulation monétaire repose désormais sur le contour d’un visage. Ant Financial vérifie l’identité de l’acheteur en comparant son visage préalablement enregistré, via son service de paiement en ligne Alipay, avec sa carte d’identité. Reste au consommateur de certifier à nouveau son identité en composant son numéro de téléphone. Question de sécurité. JD.com, le concurrent de Ant Financial, élabore quant à lui un système uniquement fondé sur la reconnaissance faciale. Il espère aussi exploiter un service de vidéosurveillance fondé sur l’intelligence artificielle, nourri aux mégadonnées, afin de permettre aux magasins de grande distribution d’analyser le comportement des passants et, donc, de potentiels futurs clients.

LES TECHNOLOGIES AU SERVICE DE LA SURVEILLANCE

Par conséquent, le tissu économique chinois tend insensiblement à faire coïncider ses investissements en recherche et développement (R&D) avec les exigences sécuritaires de l’État, qui soutient largement en retour l’expansion de ses firmes technologiques et de ses organismes de recherche. De fait, les entreprises engrangent des quantités astronomiques de métadonnées sur la population : informations personnelles (nom, prénom, adresse…), habitudes de consommation (alimentation, culture, voyages…), localisation, relations sociales, caractéristiques « anthropométriques » (morphologie faciale, mensurations…), voire génétiques. Ces informations sont autant d’outils à la disposition du gouvernement pour mieux connaître et contrôler sa population. Elles participent d’une « technologie politique des corps », pour reprendre la terminologie foucaldienne, à des fins de « régulation sociale ».

Cette coalition d’intérêts s’illustre parfaitement avec le partenariat noué entre l’État et la start-up Megvii, basée à Pékin : une entreprise en pointe dans le domaine de la reconnaissance faciale. À l’instar de SenseTime, la firme a accès aux données récoltées par le gouvernement : la photographie du visage de 700 millions de Chinois, âgés de plus de 16 ans et possédant une carte d’identité. Une mine d’or pour ses logiciels fondés sur l’intelligence artificielle, qui se perfectionnent précisément grâce aux données. En retour, l’État obtient, quant à lui, un outil de surveillance remarquablement efficace. Autre partenaire de choix, la société IsVision, basée à Shanghai, a développé une application mobile, elle aussi fondée sur la reconnaissance faciale, qui permet d’accélérer les contrôles d’identité effectués par la police. Une autre application de même nature a été développée pour les caméras de surveillance.

L’argument de l’État chinois est simple : la sécurité avant tout. La « précaution » même. Pékin souhaite rendre ses services de police et de renseignement intérieur proactifs. Mieux : le gouvernement veut « prévenir le crime ». Selon les termes même du vice-ministre des sciences et des technologies, Li Meng, le 21 juillet 2017 : « Si l’on utilise correctement nos systèmes intelligents et nos équipements intelligents, on peut savoir à l’avance… qui pourrait être un terroriste, qui pourrait faire quelque chose de mal. » Agir avant que les crimes ne soient commis, grâce aux applications prédictives de l’intelligence artificielle. Le programme est tracé.

L’intelligence artificielle. Ce fut justement l’un des sujets abordés par Emmanuel Macron et Xi Jinping, lors de la visite du président français à Pékin. Le chef de l’État et son homologue chinois ont évoqué la mise en place d’un fonds d’investissement commun d’un milliard d’euros, pour développer la recherche et les applications industrielles dans le secteur. Est également envisagé un programme d’échanges devant permettre à vingt « talents » chinois et à vingt « talents » français d’acquérir les compétences développées dans le pays partenaire. Dans une interview, le président français a également souligné le besoin, pour le secteur IA français, de coopérer étroitement avec la Chine, afin d’« accélérer les levées de capitaux massives et (d’)avoir les investisseurs en France. » Et le président Macron d’ajouter qu’il faut « ouvrir aussi les données, de manière réciproque. » Ouvrir les données et coopérer avec un État qui utilise l’intelligence artificielle à des fins autoritaires : cela demande réflexion.
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