ANALYSES

Iran : « Rohani ne veut pas entrer dans une situation de guérilla urbaine »

Presse
2 janvier 2018
Interview de Karim Pakzad - L'Express
Depuis jeudi dernier, l’Iran est le théâtre d’importantes manifestations au cours desquelles au moins 21 personnes ont été tuées. Difficultés économiques, mécontentement vis-à-vis des choix faits par le gouvernement d’Hassan Rohani, les motivations de la population sont diverses et changeantes, selon les manifestants. Décryptage avec Karim Pakzad, chercheur à l’IRIS, l’institut de relations internationales et stratégiques, spécialiste de l’Iran.

Depuis le 28 décembre, de plus en plus de manifestations ont lieu en Iran, mobilisant des milliers de personnes à travers tout le pays. Comment peut-on expliquer que les Iraniens soient soudainement descendus dans les rues?


Des rassemblements ont débuté la semaine dernière à Machhad, la deuxième ville du pays, pour dénoncer l’échec du gouvernement Rohani. Mais un hashtag de citoyens qui disaient regretter leur vote de mai dernier [qui a permis à Hassan Rohani d’être réélu] tournait déjà sur les réseaux sociaux depuis plusieurs mois. Il traduisait la déception des citoyens par rapport au gouvernement.

L’Iran a en effet signé l’accord sur le nucléaire avec les grandes puissances et certaines sanctions ont été levées. De nombreuses multinationales étrangères ont conclu des contrats dans le pays. Cependant, la population ne profite pas autant des répercussions qu’elle le devrait.

Il faut dire que l’accord sur le nucléaire [qui organisait également la levée des sanctions] avait suscité beaucoup d’espoir chez les Iraniens. Depuis de très nombreuses années, le gouvernement leur a expliqué que les difficultés économiques résultaient des sanctions. Naturellement, ils pensaient donc qu’une fois les sanctions levées, leurs avoirs allaient être débloqués, que les échanges avec l’étranger allaient reprendre et que la situation financière allait s’améliorer. Mais rien n’a fondamentalement changé au cours des deux dernières années.

Le premier vice-président Eshaq Jahanguiri accuse l’opposition d’être derrière ce mouvement de protestation. Est-ce avéré?


Le premier rassemblement à Machhad a, de toute évidence, été provoqué par des conservateurs rivaux du gouvernement, opposés à l’accord sur le nucléaire et très puissants dans cette ville. Étant donné les éléments cités précédemment, la population, qui est en plus excédée par les prix trop élevés -celui des oeufs, par exemple- était prête à réagir. C’est d’autant plus vrai que ces organisations, qui appartiennent aux milices, sont liées aux couches les plus socialement défavorisées du pays.

Depuis le 28 décembre, la mobilisation a très largement dépassé la ville de Machhad. Comment s’est-elle étendue?

Le mot est passé malgré le blocage des réseaux sociaux par le pouvoir. La répression a fait tache d’huile et le bouche à oreille, combiné au relais opéré par les médias étrangers, ont permis à la mobilisation de s’étendre. A présent, des manifestations ont lieu dans plusieurs autres grandes villes, mais aussi dans de petites villes de province, peu connues des Iraniens, où vivent des citoyens issus des classes populaires.

Certaines élites libérales -comme les artistes et les écrivains- qui ont une certaine influence sur la population, ont écrit une tribune lundi pour demander au pouvoir de ne pas utiliser la force contre les manifestants. Hassan Rohani avait lui-même rappelé, au cours de l’un de ses discours, le droit de la population à manifester. Malheureusement, plus de vingt morts sont déjà à déplorer et le régime, qui avait appelé au calme au départ, commence à montrer les muscles pour passer à la menace.

Au-delà de la question de la vie chère, la population a également dénoncé les coûts liés aux interventions extérieures, ainsi que la part importante du budget dédiée aux institutions religieuses. Est-ce une nouveauté?

Les plus politisés religieusement, même s’ils manifestent, soutiennent toujours les décisions du guide suprême [plus haute autorité politique et religieuse du pays]. Mais cette partie de la société ne doit pas représenter plus de 15% de la population. Une partie de la société la plus aisée estime en revanche que l’argent doit servir au développement du pays plutôt qu’aux interventions extérieures. C’est une revendication qui était déjà présente lors des manifestations contre l’élection frauduleuse d’Ahmadinejad en 2009, pendant lesquelles les gens demandaient: ‘Qu’est-ce qu’on fout au Liban?’

Pour autant, cette position ne s’applique pas à tous, ni à toutes les situations. Par exemple, certaines personnes, qui ne sont pas religieuses, estimaient que les frontières iraniennes se jouaient en Irak et en Syrie. On ne peut donc pas schématiser simplement qui est pour et qui est contre ces interventions extérieures.

On peut cependant estimer à 70% la part de la population contre les institutions religieuses. Une très grande majorité est contre ces responsables religieux, qui sont tous très âgés et qui concentrent beaucoup de richesses.

Peut-on imaginer que ces mobilisations aboutissent à la démission d’Hassan Rohani?

Il est trop tôt pour le dire et nous n’avons pas encore assez d’éléments pour déterminer l’issue de ces protestations. Cela dépendra de l’évolution du rapport du gouvernement avec la population. Ce qui est sûr, c’est que Rohani ne veut pas entrer dans une situation de guérilla urbaine, il a déjà appelé au calme et n’a pas encore fait appel aux Pasdarans [Les Gardiens de la Révolution, socle militaire de la République islamique]. Il ne veut surtout pas que la situation s’aggrave.
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