ANALYSES

Une nouvelle séquence de la relation euro-turque

Tribune
9 janvier 2018


La visite à Paris du président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, a suscité de multiples commentaires qui indiquent une nouvelle fois l’importance et la complexité des rapports avec ce pays. Au-delà des aspects strictement bilatéraux, le contenu de la conférence de presse commune des deux présidents exprime très certainement le début d’une nouvelle séquence de la relation euro-turque et marque un infléchissement dont les conséquences n’apparaissent pas encore clairement.

La situation politique en Turquie est infiniment préoccupante car l’Etat de droit y subit des entorses récurrentes qui sont contradictoires avec le socle des principes démocratiques. Il est impératif d’aborder ces questions avec les responsables turcs d’une manière franche et exigeante, sans pour autant jamais se poser en donneur de leçons. En ce sens, la dénonciation de la venue en France de R. T. Erdoğan, présenté comme un dictateur, voire même la demande de l’annulation de cette visite, sont non seulement absurdes mais aussi contre-productives. Absurde parce qu’à ce compte il faudrait couper les relations avec plus de la moitié des Etats de la planète, jugés indignes d’un dialogue pourtant nécessaire. Contre-productive parce que refuser de rencontrer le président turc serait le meilleur moyen de le conforter dans sa politique et d’amplifier les turbulences qui existent déjà dans nos relations. La visite a eu lieu et nous nous en félicitons.

Les thèmes abordés ont été nombreux. Au centre, la question du rapport entre la Turquie et l’Union européenne (UE). Emmanuel Macron a été particulièrement explicite : « Pour ce qui est de la relation avec l’Union européenne, il est clair que les évolutions récentes et les choix ne permettent aucune avancée du processus engagé – nous avons eu une discussion très franche sur ce sujet – mais je pense que la coopération, le travail exigeant d’un dialogue qui doit être repensé, reformulé dans un contexte plus contemporain et prenant en compte les réalités aujourd’hui qui sont les nôtres, doit être proposé dans les prochains mois. […] Et je souhaite que nous puissions reprendre un dialogue apaisé qui permette de construire une relation qui est essentielle à mes yeux à la fois pour nous-mêmes, pour la région et la stabilité, qui ancre la Turquie dans ce dialogue avec l’UE. Mais il est évident que nous devons sortir d’une hypocrisie qui consisterait à penser qu’une progression naturelle vers l’ouverture de nouveaux chapitres est possible, ça n’est pas vrai. ».

Ainsi la perspective de l’adhésion ne semble plus à l’ordre du jour. On peut certes rappeler l’Accord d’association signé en 1963 qui, dans son article 28, traçait clairement la perspective de l’adhésion, le jour venu, de la Turquie à la Communauté économique européenne (CEE). Mais il serait erroné de raisonner aujourd’hui comme à l’époque, voire de raisonner comme il y a seulement douze ans, en 2005, lors de l’ouverture officielle du processus de pourparlers entre la Turquie et l’UE. Aujourd’hui, il faut passer à une autre séquence, il faut raisonner différemment, à défaut de quoi nous ne comprendrons rien et, surtout, nous ne serons pas capables de tracer de nouvelles perspectives et de refonder notre relation avec la Turquie.
Le débat sur les relations entre l’UE et la Turquie a toujours été complexe car la question de la perspective de l’adhésion a en réalité agi comme un miroir présenté devant le visage de l’UE, lui posant trois questions fondamentales que les européistes béats n’ont pas pris la peine d’étudier.

La première est la question des frontières. L’UE a-t-elle des frontières naturelles ? Ou, au contraire, si nous concevons que c’est un projet politique, saura-t-elle se doter de frontières politiques ? La deuxième question est celle de la définition de l’identité européenne. Pour aller à l’essentiel, c’est la question culturelle et la question religieuse. Ces questions confessionnelles sont sous-jacentes dans tous les débats avec la Turquie. L’UE est-elle capable d’intégrer un jour une Turquie qui, bien qu’État laïc, est culturellement musulmane ? La troisième question qui se pose est celle de la pertinence du niveau européen pour peser et agir dans un monde global. Sur ce dernier point, nous savons la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité, de construire une olitique extérieure et de sécurité commune (PESC) digne de ce nom pour l’UE. Mais peut-être aurions-nous dû considérer que la gestion d’une négociation franche avec la Turquie pouvait être un multiplicateur de puissance pour les deux parties. Oui ou non, aurions-nous plus de puissance, plus de capacité d’initiative et d’action si nous n’avions pas érigé la question de l’adhésion comme une sorte de talisman ? En ce sens, on peut considérer que la question était infiniment mal posée dès le départ.

En réalité, l’histoire des relations entre la Turquie et l’UE au cours des dernières années est celle d’un échec qui renvoie à celui de l’UE elle-même. L’euroscepticisme turc et le turcoscepticisme européen s’alimentant mutuellement, le projet d’intégrer l’UE n’est donc désormais plus au premier plan de l’agenda politique du Parti de la justice et du développement (AKP), même s’il continue à affirmer en public son attachement à cet objectif, en dépit de la fatigue évoquée par Recep Tayyip Erdoğan lors de la conférence de presse avec Emmanuel Macron.
Aujourd’hui, sans que la rupture ne soit formellement prononcée, force est d’admettre que le processus d’adhésion est au point mort.

Sans préjuger du résultat, la Turquie avait besoin d’une négociation nette, précise, méthodique car cela correspond à la trajectoire historique de son État, aux aspirations de ses élites culturelles et politiques depuis au moins le XIXe siècle. Il est à noter que Recep Tayyip Erdoğan commence sa trajectoire liberticide, certes aussi liée à la crise syrienne, au moment où il prend conscience que l’UE n’acceptera pas l’intégration de son pays. On observe en effet une intéressante corrélation entre la décennie 1995-2006, durant laquelle le processus de convergence s’accompagne de réelles et positives réformes en Turquie, et la décennie 2006-2017 où, au contraire, les portes européennes se refermant les unes après les autres, un processus régressif est entamé du point de vue des droits politiques. Non seulement l’UE se déjugeait en imposant sans cesse de nouvelles conditions mais surtout, elle se privait de leviers et de la possibilité d’utiliser des clauses de conditionnalité dans sa relation avec la Turquie.
Enfin, les Turcs considèrent, non sans raison, que les condamnations du coup d’État de juillet 2016 de la part de leurs partenaires européens ont été bien frileuses. Quoi que l’on puisse penser du régime en place, quand une tentative de coup d’État vise à mettre à bas un gouvernement élu, il n’y a pas lieu de faire des nuances, il faut sans condition soutenir ceux qui possèdent la légitimité électorale.

L’UE ne serait-elle pas dans une situation moins inconfortable si elle avait su se doter d’un projet réaliste et arrimer la Turquie à celui-ci plutôt que de lui infliger attitude condescendante et rebuffades ? Quel est notre intérêt à ce que la Turquie prétende faire cavalier seul ou noue des alliances avec d’autres : Russie, Israël, Iran ?
L’impuissance dans laquelle l’UE s’est elle-même fourvoyée n’est ni satisfaisante ni efficiente. Désormais, il est nécessaire de tout remettre à plat. Certes, plus facile à énoncer qu’à réaliser, mais la pire des erreurs serait aujourd’hui de geler nos relations avec la Turquie.

Il faut avoir le courage de dire, comme l’a fait Emmanuel Macron, que désormais l’adhésion de la Turquie à l’UE n’est pas une perspective sur les court et moyen termes, ni même, peut-être, sur le long terme, mais qu’il est nécessaire de multiplier les coopérations renforcées, alors même que se pose la question d’une UE à géométrie variable.

Pour ouvrir quelques pistes il est urgent d’avancer et/ou d’approfondir quatre dossiers d’une importance considérable. Tout d’abord, l’actualisation de l’accord d’union douanière, qui a maintenant plus de vingt ans, notamment pour ce qui concerne les enjeux des secteurs de l’agroalimentaire, des services et des marchés publics. Le deuxième dossier concerne l’énergie. L’UE est avide d’hydrocarbures qu’elle ne possède pas, or la Turquie est de par sa situation géographique un hub énergétique de première importance. Le troisième sujet est la question de la lutte anti-terroriste. Il suffit de regarder une carte de géographie pour comprendre que la Turquie revêt un rôle fondamental dans la coopération des services de sécurité dans ce combat, Emmanuel Macron l’a répété avec force le 5 janvier. Cela n’évacue évidemment pas les divergences qui existent sur la caractérisation de plusieurs organisations opérant dans la région et au sein de l’UE, par exemple le Parti des travailleurs du Kurdistan et ses satellites, et qu’il conviendra de régler. Enfin, dans le domaine de la politique extérieure, nombreux sont aussi les points de convergence. La Turquie a opéré, pour le moins, une inflexion notoire dans sa gestion de la crise syrienne… A ce propos, nous pouvons considérer que, pendant une longue période, les gouvernements occidentaux ont eu à peu près la même politique – radicalement erronée – à l’égard de ladite crise. Mais lorsque l’on possède 920 kilomètres de frontière commune, on paie les erreurs au prix fort alors que notre éloignement, certes relatif, a limité pour nous les conséquences. Il s’agit désormais d’examiner calmement quels sont nos points d’intérêts communs. La question de Jérusalem et de l’interminable conflit israélo-palestinien marque aussi une incontestable convergence d’approche : n’est-il pas temps de prendre une initiative commune pour parer aux inquiétantes conséquences des récentes décisions de Donald Trump ?

Il faut aussi avoir le courage de dire à la Turquie qu’il n’y a pas, à son égard, de problème culturel mais, éventuellement, un problème politique car il s’agit pour nous de défendre des principes. La profonde crise de l’UE – politique, identitaire, de projet – nécessite de refonder la construction européenne. L’objectif est complexe, mais c’est le seul qui nous permettrait de relancer une forme de relation plus sereine et plus positive avec Ankara.
La France a une responsabilité particulière dans cette perspective. Parce qu’elle est une nation politique par excellence, elle est la seule à pouvoir relancer sur d’autres bases la relation de l’UE avec la Turquie, sans faux-fuyants et sans fausses promesses. Aucune raison, aucune fatalité, ne justifient que le dialogue soit monopolisé par l’Allemagne et rien ne serait plus contre-productif que d’abandonner la Turquie.

La Turquie nous a-t-elle « abandonnés » ? Au-delà des postures, gesticulations et rodomontades de M. Erdoğan, le désir d’Europe persiste. Ce dernier, il y a deux ans, déclarait que si l’UE ne voulait plus de la Turquie, son pays se tournerait alors vers l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS)… Mais chacun voit bien que ni l’histoire ni l’intensité des relations économiques et politiques ne peuvent être comparées et il ne peut y avoir un trait d’égalité avec l’UE, en dépit des nombreuses turpitudes de cette dernière.

Donc, la nécessité de refonder la relation avec la Turquie ne pourra s’envisager que par la refondation de l’UE elle-même… « Vaste programme ! ». Une nouvelle page reste à écrire, doit être écrite, et il semble qu’il soit plus que jamais nécessaire de remettre la relation turco-européenne sur ses pieds alors que jusqu’alors elle a souvent marché sur la tête.
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