ANALYSES

Le Liban : éternel menu à la table des rivalités régionales ?

Interview
22 novembre 2017
Le point de vue de Karim Émile Bitar


Alors que Saad Hariri, premier ministre libanais qui avait annoncé sa démission le 4 novembre depuis Ryad doit rentrer aujourd’hui au Liban après un passage à Paris, la scène politique libanaise s’agite de toutes parts et les deux rivaux régionaux que sont l’Arabie Saoudite et l’Iran s’accusent mutuellement d’ingérence dans la vie politique du pays. Pour nous éclairer sur la situation, le point de vue de Karim Emile Bitar, directeur de recherche à l’IRIS. 

Quel était l’état de la scène politique libanaise à la veille de la démission du premier ministre Saad Hariri ? Et comment celle-ci a-t-elle été ressentie ?

Après une longue vacance présidentielle qui a duré près de deux ans, un modus vivendi entre les principales forces politiques libanaises, agréé par les puissances régionales, avait permis de faire élire à la présidence de la république Michel Aoun, allié au Hezbollah pro-iranien, et de nommer Saad Hariri, proche de l’Arabie saoudite, comme président du Conseil des ministres, à la tête d’un gouvernement d’union nationale rassemblant la quasi-totalité des forces politiques libanaises traditionnelles. C’était donc l’un de ces compromis boiteux dont le Liban a l’habitude depuis fort longtemps, avec un chef de gouvernement ayant l’aval de Ryad et un président de la République qui rassure Téhéran.

S’il n’y pas eu de grandes avancées réformatrices, quelques déblocages ont eu lieu, qui ont permis par exemple de faire adopter une loi électorale qui prévoit des élections législatives pour mai 2018 (après plusieurs prorogations illégitimes et controversées depuis 2009), d’effectuer quelques nominations diplomatiques et administratives, ainsi que la mise en place d’un projet de budget. Cette dernière mesure est significative compte tenu du fait que l’Etat avait fonctionné sans véritable budget depuis de longues années. Environ 130 milliards de dollars ont été dépensés sans véritable contrôle législatif. En outre, l’accord négocié discrètement entre les représentants du Courant Patriotique Libre du général Aoun et le Courant du Futur de Saad Hariri avant l’élection présidentielle prévoyait également de lancer le processus des appels d’offres visant à gérer les réserves de ressources naturelles récemment découvertes au large des côtes libanaises.

Ce compromis entre Saad Hariri et le Hezbollah a subitement volé en éclat le 4 novembre lors de la visite du premier ministre à Riyad. Sa démission en direct, sur une télévision étrangère à partir d’un pays étranger, a surpris tout le monde y compris ses plus proches collaborateurs. Il utilisait un langage particulièrement dur à l’encontre du Hezbollah arguant qu’il était nécessaire de « trancher la main » du « bras armé » de l’Iran au Liban. Cette déclaration ne lui ressemblait pas, ni dans le fond ni dans la forme, et son contexte a fait penser à l’écrasante majorité des libanais qu’il s’agissait d’une injonction saoudienne et que ce discours lui avait été dicté par Ryad.

Sur la scène intérieure libanaise, cette séquence a été ressentie comme une profonde humiliation nationale. Si les Libanais avaient l’habitude que les décisions importantes prises pour eux le soient en dehors de leurs frontières, l’épisode a été à l’évidence totalement orchestré et constitue une ingérence directe dans les affaires du pays. Il est clair qu’il s’agissait d’une volonté saoudienne de mettre court aux interférences iraniennes dans les pays arabes. Ce désir de contrer l’hégémonie iranienne au Liban et en Syrie n’apparaissait pas accompagné d’une stratégie claire et réfléchie et a plutôt donné un sentiment d’amateurisme et d’impulsivité, alors que la montée en puissance de l’Iran, depuis l’invasion anglo-américaine de l’Irak en 2003, s’est faite avec beaucoup de professionnalisme, fut-il cynique.

L’injonction saoudienne a provoqué un backlash, la communauté nationale dans son ensemble s’est solidarisée avec le premier ministre libanais qui lui semblait être pris en otage. La communauté sunnite n’a pas non plus apprécié les rumeurs selon lesquelles les Saoudiens souhaitaient substituer à Saad Hariri son frère, Bahaa Hariri qui serait sur une ligne plus dure envers l’Iran.

Cette crise a une nouvelle fois révélé aux Libanais l’absence de souveraineté de leurs leaders politiques vis-à-vis de leurs parrains régionaux et a replongé le pays au cœur de cette guerre froide irano-saoudienne qui se déroule sur plusieurs terrains régionaux : Irak, Syrie, Liban, Yémen et, dans une moindre mesure, au Bahreïn. Chacun de ces territoires est un champ d’affrontement entre les deux hégémons régionaux et les victoires ou défaites enregistrées dans l’un d’entre eux sont souvent suivies d’une volonté de l’autre pays de se racheter sur un autre terrain.

Quel horizon se dessine désormais pour le Liban ? Quels acteurs à l’intérieur et à l’extérieur du pays pourraient en tirer un avantage politique ?

Dans le meilleur des cas, une assez longue crise institutionnelle s’annonce. Le premier ministre est censé continuer de gérer les affaires courantes jusqu’à ce que les consultations parlementaires aient permis de lui désigner un successeur. Cela pourrait prendre du temps car, compte-tenu du maximalisme de la position saoudienne, il est douteux qu’un leader sunnite libanais plus centriste que Saad Hariri puisse accepter le job. Précédemment, quand des figures autres que Saad Hariri lui avaient succédé, elles bénéficiaient d’un feu vert, ou du moins d’un feu orange saoudien, ce qui ne semble pas être le cas au stade d’aujourd’hui.

Si Saad Hariri décide de renégocier avec le Hezbollah, ce mouvement n’est pas forcément prêt à faire des concessions. Le sentiment qui règne est plutôt que les Saoudiens se sont tirés une balle dans le pied et que le camp irano-syrien a le vent en poupe actuellement dans la région. Cette crise institutionnelle pourrait donc durer quelques semaines, voire quelques mois. Dans le pire des cas, on pourrait assister à une dégradation de la situation sécuritaire.

On observe aussi que la coopération entre Israël et l’Arabie Saoudite au niveau des services de renseignements, plus ou moins discrète jusqu’à aujourd’hui, est en train de se transformer en une véritable alliance diplomatique et militaire face à Téhéran. La rhétorique israélienne vis-à-vis de l’Iran continue de monter en flèche, et l’impulsivité saoudienne est soutenue par celle de Donald Trump lequel a légitimé les purges en cours en Arabie Saoudite. Il y a donc une conjonction de facteurs particulièrement dangereux. Cela ne veut pas dire pour autant qu’une guerre est imminente, car nous restons toujours dans une situation d’équilibre de la terreur. La dissuasion est mutuelle, chacune des deux parties est parfaitement consciente qu’une guerre serait dévastatrice pour les deux camps. Cela étant, l’histoire de ces cinquante dernières années montre que de nombreuses guerres ont été déclenchées avec des dégâts absolument considérables sans qu’il n’y ait ni d’un côté ni de l’autre un intérêt rationnel à la poursuite d’un conflit. Les faux pas, les mauvais calculs, les irritations passagères et le tempérament des dirigeants peuvent provoquer des embrasements plus rapidement qu’on ne le pense.

Dans ce contexte, il y a de grands points d’interrogation sur la tenue des élections législatives prévues le 6 mai 2018. Elles ne pourront en tout cas pas se faire dans l’atmosphère qu’espéraient la société civile et les réformateurs libanais qui souhaitaient pour la première fois s’organiser et tenter d’ouvrir une brèche dans ce système, affronter frontalement l’establishment réuni dans ce « gouvernement d’unité nationale. » Aujourd’hui, c’est une sorte de retour à la case départ. Cette polarisation, ainsi que le retour au premier plan des débats tels que ceux portant sur les questions stratégiques et l’arsenal du Hezbollah, risquent une nouvelle fois de diviser le courant réformateur, de le marginaliser et de lui rendre plus difficile de mobiliser l’opinion publique et les indépendants autour des questions économiques, sociales et environnementales…

Comment expliquer que le Liban serve de caisse de résonance pour les multiples conflits régionaux ?

Cette crise s’inscrit dans une longue histoire libanaise – depuis 1840 – qui voit des puissances régionales et internationales profiter de l’angoisse existentielle des minorités religieuses au Liban pour tenter d’interférer et de régler leurs comptes avec d’autres puissances rivales. Ce phénomène a été qualifié de « clientélisation des communautés ». Déjà au 19ème siècle, existait une rivalité franco-britannique avec un soutien des Français aux Maronites, Napoléon III affichant sa volonté d’être perçu comme protecteur des chrétiens d’Orient, alors que les Britanniques soutenaient parfois les Druzes.

Toutes proportions gardées, on se trouve aujourd’hui avec une Arabie Saoudite voulant se montrer la garante des intérêts sunnites libanais, tandis que l’Iran soutient le Hezbollah politiquement et financièrement. En l’absence de l’émergence d’une citoyenneté libanaise qui prédominerait sur les appartenances communautaires, en l’absence de mouvements réformateurs transcommunautaires qui chercheraient à insulariser le Liban de cette guerre des axes régionaux, il est à craindre que le pays paie à nouveau le prix des guerres des autres sur son propre territoire.

Comme le disait souvent le journaliste libanais Ghassan Tuéni, dans les grandes crises internationales, « le Liban trouve rarement sa place autour de la table des négociations, il est bien plus souvent, pour ainsi dire, au menu ». Les Libanais n’ont pas encore acquis la possibilité de façonner leur propre destin. Ils sont aujourd’hui plus que jamais dépendants de la conjoncture régionale, des intérêts des puissances et des humeurs des leaders régionaux et internationaux.

Que pourrait signifier une désescalade et une renonciation de sa part à cette démission ?

Uniquement un répit temporaire lié au fait que les Saoudiens, ayant pris conscience du caractère contreproductif de leurs décisions, entament un rétropédalage. Le problème de fond, celui d’un Liban tiraillé entre deux axes régionaux demeure entier. Cette crise aura eu l’avantage de rappeler à tous les Libanais jusqu’à quel point leurs leaders, même ceux qui se présentent comme « souverainistes » sont inféodés à leurs parrains étrangers.
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