ANALYSES

Après la chute de Raqqa, quelles perspectives pour les acteurs du conflit syrien ?

Interview
25 octobre 2017
Le point de vue de Karim Pakzad


Au lendemain de la reprise de Raqqa, capitale autoproclamée de l’organisation de l’Etat islamique, c’est une nouvelle ère d’incertitudes qui plane sur la Syrie : chacun des protagonistes du conflit syrien souhaite tirer les dividendes géopolitiques de cette défaite militaire majeure de Daech. Cela a pour conséquence une complexification croissante des rapports de forces. Pour nous éclairer, le point de vue de Karim Pakzad, chercheur à l’IRIS.

La reprise de Raqqa constitue une ultime défaite pour l’organisation de l’Etat islamique sans pour autant signifier sa totale éradication. Quels sont les autres fronts dans la région ?

Après celle de Mossoul, la chute Raqqa marque l’échec durable de l’emprise territoriale et des aspirations de l’organisation qui n’a plus de ville mère à partir de laquelle elle peut organiser des opérations extérieures de grande ampleur. Ces victoires militaires ne marquent pas pour autant sa défaite : sa présence et son influence ne se sont jamais limitées à Mossoul et Raqqa. L’organisation de l’Etat islamique a pu s’infiltrer dans les villes sunnites de moindre importance au travers de bases dormantes. Depuis la libération de Mossoul, plusieurs attentats ont eu lieu à Bagdad et dans le Sud de l’Irak pourtant à majorité chiite, démontrant ainsi la capacité de nuisance et de déstabilisation de Daech après sa défaite à Mossoul.

En Syrie, le contexte est différent : depuis deux mois, les forces du régime syrien avec le soutien de Moscou avaient occupé sans combattre réellement l’ensemble des villes situées dans la province de Deir el-Zor et à l’est de Raqqa. Daech n’a pas été vaincu au sens militaire du terme dans la ville de Raqqa comme il l’a été à Mossoul ; il s’est tout simplement replié car le groupe terroriste a pris conscience de son incapacité à tenir la ville tant les bombardements de l’aviation de la coalition étaient intenses. La ville de Raqqa est totalement détruite. Il est d’ailleurs fort probable que de nombreux éléments se soient réfugiés au sein des tribus arabes qui peuplent le désert jouxtant la Syrie et l’Irak. On ne peut exclure des actions suicides aussi bien contre les forces kurdes et arabes mais aussi contre les forces syriennes et iraniennes.

Si l’influence du groupe terroriste a diminué en Irak et en Syrie, ce n’est pas le cas dans l’ensemble de la région comme l’illustre la mort d’une cinquantaine de policiers égyptiens tués par la branche égyptienne de Daech dans le Sinaï vendredi dernier. Egalement, l’un des risques de déstabilisation majeure pour les mois ou les années à venir est l’action parfois combinée de Daech et des Talibans en Afghanistan où des attentats commis la semaine dernière ont causé la mort de centaines de morts civiles. Cette aggravation du contexte sécuritaire dans le pays inquiète la Chine, la Russie et l’Iran qui tentent des négociations avec les Talibans afin que ceux-ci contrecarrent la progression de Daech dans le pays. D’autres pays sont également touchés : le Bangladesh, l’Inde, les Philippines et particulièrement le Pakistan dans les zones tribales frontalières avec l’Afghanistan.

Une alliance arabo-kurde, les forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les Etats-Unis ont récemment pris à l’EI un important champ pétrolier convoité également par le régime syrien ? Y a-t-il un risque de confrontation entre les différentes parties ? Est-ce une nouvelle situation potentiellement explosive ?

La défaite de Raqqa n’annonce en rien une période de stabilité pour la Syrie : la tension est très forte entre plusieurs protagonistes du conflit. Les Etats-Unis, la France, et l’Arabie saoudite se rangeraient du côté de ceux qui n’accorderaient aucun rôle au président syrien Bachar al-Assad et souhaiteraient le traduire devant la Cour pénale internationale (CPI). Pour ce faire, ils ne peuvent plus compter sur les forces kurdes sans provoquer une réaction violente de la Turquie. Le régime syrien s’est renforcé dans la province orientale de Deir ez-Zor avec le soutien des Iraniens et du Hezbollah libanais. Les villes frontalières irakiennes de l’autre côté sont aux mains de l’armée irakienne et de ses alliés Hachd al-Chaabi (milices chiites). La demande des Américains au gouvernement irakien demandant que les membres de Hachd al-Chaabi rentrent dans leur foyer a reçu un non catégorique.

Les pays de la coalition soutenus par les Etats-Unis se sont appuyés sur les Forces démocratiques syriennes (FDS), composées de Kurdes mais aussi d’Arabes. Or, si leur objectif commun a toujours été la lutte contre l’organisation de l’Etat islamique, les Arabes sont loin d’adhérer non seulement au projet post-conflit des Etats-Unis mais aussi aux aspirations des Kurdes souhaitant une fédéralisation de la Syrie afin de conforter leur présence dans la région. Une minorité qui, en Syrie, est moins importante qu’en Irak et en Iran. Face à cela, des divergences pourraient éclater au sein même des FDS entre Kurdes et Arabes. Il y a de cela quelques jours, le vice-président du Conseil civil de Raqqa avait lui-même fait appel à la Russie pour discuter des perspectives de l’après-guerre. L’Armée syrienne libre (ASL) est également mécontente d’avoir été exclue des opérations pour la libération de Raqqa

L’autre source de confrontation potentielle porte sur les modalités de l’intervention de la coalition dirigée par les Etats-Unis, jugée contraire au droit international par le régime syrien et ses alliés russes et iraniens car ne disposant ni d’un mandat onusien ni d’un accord de la Syrie. En parallèle, la Turquie a exprimé son indignation au soutien des Kurdes de Syrie par les Etats-Unis, Erdogan ayant déclaré que les Américains avaient permis la reprise de Raqqa par une « organisation terroriste ». Depuis les pourparlers d’Astana, deux coalitions opèrent : une coalition turco-irano-syrienne et celle menée par les pays occidentaux.

Quid des autres organisations affiliées plus ou moins directement à Al-Qaïda, qui ont combattu Daech et qui ont profité de son recul ? Ne poseront-elles pas à leur tour problème pour un retour à la stabilité de la Syrie ? Sont-elles prises en compte par la coalition américaine et les forces soutenues par la Russie et l’Iran ?

L’armée syrienne et ses alliés iraniens et russes font face à des organisations armées de l’opposition dont personne ne peut évaluer véritablement l’importance et l’orientation. Depuis deux ans et surtout depuis la reprise d’Alep ces organisations sont affaiblies militairement. Cependant, Daech n’avait pas le monopole de la radicalisation islamiste en Syrie. A l’exception de l’ASL et des FDS composées des Kurdes et des Arabes, les autres organisations de l’opposition armée au régime de Bachar al-Assad partagent avec Daech la même conception salafiste.

Certaines organisations ont ainsi été dans le passé sur la même position qu’Al-Qaïda sur le plan idéologique et opérationnel. Ce fut le cas de l’organisation al-Nosra, ex branche d’Al-Qaïda en Syrie qui par la suite a pris le nom de Fatah al-Cham puis Hayat Tahrir al-Cham. D’autres organisations jihadistes telle que Ahrar al-Cham sont soutenues par le Qatar et la Turquie et d’autres d’importance moindre le sont par la Turquie et les pays occidentaux comme c’est le cas de l’ASL.

Quelques-uns de ces groupes ont participé aux pourparlers d’Astana avec la Russie, la Syrie, l’Iran et la Turquie et dont certains sont en lien direct avec les Turcs. Après la défaite militaire de Daech, le sort des autres organisations dépendra de la manière dont est abordé l’avenir de la Syrie. Si la prise de Raqqa par les FDS soutenues par les Occidentaux est utilisée comme un moyen de pression permettant aux Kurdes de Syrie de proclamer leur autonomie dans cette région, le visage de l’opposition syrienne risque d’être bouleversé car les autres organisations y compris l’ASL refusent qu’ils jouissent d’une autonomie au détriment de l’unité de la Syrie.

Cette complexification des déterminants politiques et militaires pourrait opérer des renversements d’alliances : si la requête des Turcs d’un désarmement des Kurdes par les Etats-Unis n’est pas entendue, alors ils pourraient soutenir auprès de la Russie et de l’Iran une issue politique où le régime d’Assad serait maintenu. Il est également peu probable que les Kurdes se désarment volontairement. Ces tensions actuelles pourraient avoir comme conséquence l’émergence de nouveaux conflits à court terme.
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